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mercredi 31 juillet 2013

mardi 5 mars 2013

L'identité ?

Une très bonne vidéo à garder dans ses classeurs.
Beaucoup de pistes.


Qu'est ce qui définit notre identité?[voyage... par grandeetoile

Eventuellement regarder aussi ce passage radio sur "Radio Ici et Maintenant" avec Wayne Liquorman au sujet de la non-séparabilité ou non-dualité en rapport à la fausse impression de division.

http://rim951.fr/?p=2394

mercredi 12 décembre 2012

mercredi 14 novembre 2012

mardi 2 octobre 2012

Schopenhauer : La tyrannie du vouloir vivre


Imprégné de Platon et de Kant, Schopenhauer fut profondément marqué par la découverte du bouddhisme. «À dix-sept ans, je fus saisi par la détresse de la vie, comme le fut Bouddha dans sa jeunesse.» Athée, il cherche le salut dans l’abandon de tout désir, et l’accession au nirvana.

Schopenhauer reprend, à sa façon, la distinction kantienne entre le phénomène et la chose en soi. Le monde se révèle de deux manières. Connu à distance, comme un objet distinct de nous, à travers le prisme de l’intelligence, il est phénomène. C’est le monde comme ­re-présentation.

Il apparaît alors régi par des principes: individuation (les êtres sont séparés les uns des autres par l’espace et le temps); causalité (ils sont liés par des relations de cause à effet); principe de raison suffisante (rien n’est sans raison). Mais ces catégories ne sont qu’un voile, non le fond des choses; la représentation n’est qu’apparence.

Car en deçà de ces catégories imposées par l’esprit, des relations que nous établissons entre les choses, en deçà du quadrillage que nous lui appliquons pour l’utiliser, le monde existe en soi. Et, à la différence de Kant, Schopenhauer affirme que nous avons accès à cet en-soi. Nous le saisissons tel qu’en lui-même par l’intuition immédiate, où nous ne faisons plus qu’un avec lui.

La nature de l’être en soi se révèle d’abord dans l’épreuve que nous faisons de nous-mêmes: l’être est vouloir-vivre* – tension fondamentale qui nous entraîne de désir en désir, sans que nous puissions l’arrêter. Nous ne sommes pas maîtres de la volonté, c’est elle qui agit en nous, elle qui motive inconsciemment nos représentations, elle qui détermine nos désirs.

Cette tension est à l’œuvre aussi dans les choses: tout l’univers est la manifestation du vouloir-vivre, principe unique, aveugle, anonyme, universel. En lui, du minéral à l’animal, tout est un. L’individualité (principe de la représentation) n’est qu’une apparence: par la racine de notre être, nous sommes en union avec tous les autres.
Manque perpétuel, le vouloir-vivre est essentiellement souffrance. Puissance sans intelligence, il est sans raison, il veut pour vouloir, ses objets sont secondaires. La vie par conséquent n’a pas de sens, pas de but ultime; et pour cesser de souffrir, il faudrait cesser de vouloir.

C’est notre conduite morale qui constitue la seconde voie. En manifestant notre unité avec autrui, le sentiment de pitié* prouve l’unité de tous les êtres dans la volonté. Ta souffrance est la mienne – celle du vouloir-vivre. L’ego n’est qu’une illusion dont il faut se libérer. L’égoïsme et la sexualité reproductrice doivent donc faire place à la compassion et à l’amour, renoncement à la tyrannie du vouloir.

* Au-delà, le stade ultime de libération consiste en la négation absolue de la volonté: celui qui renonce à tout désir atteint ainsi un état mystique de renonciation à son individualité: le nirvana – qui n’est un néant que pour celui qui croit encore que ce monde-ci est quelque chose!

Source : http://www.keepschool.com Je recommande la fin de cette vidéo : ICI


841 LA TYRANNIE DU VOULOIR OU SARKOZY-SCHOPENHAUER par latelelibre

Schopenhauer sur le libre arbitre : Ici (très intéressant)

samedi 8 septembre 2012

Marcel Conche (radio)

Jean Charon et D'orval

En cherchant une vidéo avec Jean Charon je tombe sur ce débat avec Jean Bouchard d'orval. ;-) Jean Charon était un physicien très ouvert sur les sujets qui me passionnent (la conscience et la matière) :
Parallèlement à ses ouvrages de physique, Jean-Émile Charon a publié de nombreux ouvrages philosophiques. Il introduit la notion d'infrapsychisme : pour Charon, toute particule a deux regards, un de conscience (onde psi), un de mémoire (onde sigma). En mécanique quantique, l'onde psi (on parle plutôt de fonction d'onde, notée Ψ) permet de dire que cette particule possède telle probabilité de se trouver à tel instant en tel point précis de l'espace. Mais en mécanique quantique, elle n'admet aucune interprétation en rapport avec la conscience ou la philosophie.

Emission Table ronde avec Christian Bernard Grand Maitres de la Rose-Croix Amorc/Jean Charon Physicien/J.B. Dorval/Laurent Bégin)








vendredi 31 août 2012

Cioran

Il y a de la joie dans la noirceur, dans le scepticisme et dans le pessimisme. C'est ce que l'optimiste béat ne réalise pas. Bien + de joie pour tout dire. Une jubilation. La jubilation de celui qui s'autorise à contester l'Univers.

 

dimanche 8 juillet 2012

Thalès et les ioniens (Alain)

Hugo dit que Thalès resta immobile longtemps et fonda la philosophie.

Nous savons peu de choses de ces anciens Sages ; mais la légende est plus riche que l'histoire.

La confusion ne peut s'y mettre. Au cours de cette belle enfance, toutes les conquêtes sont pour toujours. Thalès est l'homme qui descendit vers l'Égypte, cherchant cette région de la terre qu'il avait d'abord devinée où le soleil éclaire une fois par an le fond d'un puits.

L'homme aussi, qui trouva le moyen de mesurer la Grande Pyramide, par cette proposition qu'à l'heure où 1'ombre de l'homme est égale à l'homme, l'ombre de la pyramide est égale à la pyramide aussi.

Heureux celui, s'il peut exister encore, à qui les figures semblables se montreront ainsi, non dans un livre. Ces belles découvertes éclairent leurs autres paroles.

Toutes choses sont de l'eau. Comme l'eau, la même eau, est tantôt liquide, et tantôt solide ; comme un même corps, plus ou moins serré et épaissi, est deux corps, un même corps est tous les corps. Ainsi prononça Thalès, sans doute considérant la mer d'Ionie, et le vieux mythe aussi d'Océan, père des choses. Poète toujours, sans cesser jamais de saisir les choses dans ses pensées.

D'autres, comme Anaximène, qui diront que c'était plutôt l'air, par de petites raisons tirées du souffle et de la vie, ne diront pas mieux. Anaximandre, tant loué pour avoir nommé Indéfini ce corps qui est tous les corps, ou cette substance, comme on dira, qui demeure sous le changement, Anaximandre, a dit moins ; car Thalès ne disait rien, ou bien c'est cela même qu'il voulait dire, disant que tout est fluide, plus ou moins, même ce monde des pierres, et déjà que tout s'écoule par tourbillons, flux et reflux, comme Héraclite dira d'autres manières.

Thalès disait aussi, selon Cicéron, que tout est plein de dieux. Ce géomètre ne parlait pas sans doute au hasard, il faut croire. Peut-être remarquant la force de ces diverses apparences de l'eau, si puissantes toujours sur les sens, voulut il rappeler le polythéisme abstrait au fétichisme de nature, aussi durable que l'esprit.

Représentez-vous donc ces hommes d'Ionie, jusqu'à Héraclite, le dernier, occupés de rétablir le riche désordre, contre les dieux administrateurs.

Cet esprit vit encore partout où un homme pensant regarde la mer.

Alain, Abrégés pour les aveugles (1942)
Il s'agit d'un livre destiné aux aveugles qui résume l'histoire de la philo. Donc c'est sympa même si son style est un peu ardu.

lundi 11 juin 2012

Platon (fin de "La république" et récit d'une NDE)



Il semble que ce récit dans le Xeme et dernier livre de La République de Platon soit un mythe tiré d'une véritable histoire. Un véritable témoignage et pas une invention de Platon. Ce récit fait suite à une démonstration de Platon qu'il ne faut pas faire du romantisme poétique stérile. Ce qui correspond assez avec ma façon de voir les choses. Donc il est sous-entendu que ce n'est pas de la poésie ce récit et que c'est utile, que ça permet de comprendre des choses importantes concernant la vie qu'on doit mener.

Ce n'est point, dis-je, le récit d'Alkinoos que je vais te faire, mais celui d'un homme vaillant, Er, fils d'Arménios, originaire de Pamphylie.

 Il était mort dans une bataille; dix jours après, comme on enlevait les cadavres déjà putréfiés, le sien fut retrouvé intact.

On le porta chez lui pour l'ensevelir, mais le douzième jour, alors qu'il était étendu sur le bûcher, il revint à la vie; quand il eut repris ses sens il raconta ce qu'il avait vu là-bas.

Aussitôt, dit-il, que son âme était sortie de son corps, elle avait cheminé avec beaucoup d'autres, et elles étaient arrivées en un lieu divin où se voyaient dans la terre deux ouvertures situées côte à côte, et dans le ciel, en haut, deux autres qui leur faisaient face.

Au milieu étaient assis des juges qui, après avoir rendu leur sentence, ordonnaient aux justes de prendre à droite la route qui montait à travers le ciel, après leur avoir attaché par devant un écriteau contenant leur jugement; et aux méchants de prendre à gauche la route descendante, portant eux aussi, mais par derrière, un écriteau où étaient marquées toutes leurs actions.

Comme il s'approchait à son tour, les juges lui dirent qu'il devait être pour les hommes le messager de l'au-delà, et ils lui recommandèrent d'écouter et d'observer tout ce qui se passait en ce lieu.

Il y vit donc les âmes qui s'en allaient, une fois jugées, par les deux ouvertures correspondantes du ciel et de la terre; par les deux autres des âmes entraient, qui d'un côté montaient des profondeurs de la terre, couvertes d'ordure et de poussière, et de l'autre descendaient, pures, du ciel; et toutes ces âmes qui sans cesse arrivaient semblaient avoir fait mi long voyage; elles gagnaient avec joie la prairie et y campaient comme dans une assemblée de fête.

Celles qui se connaissaient se souhaitaient mutuellement la bienvenue et s'enquéraient, les unes qui venaient du sein de la terre, de ce qui se pas-sait au ciel, et les autres qui venaient du ciel, de ce qui se passait sous terre.

Celles-là racontaient leurs aventures en gémissant et en pleurant, au souvenir des maux sans nombre et de toutes sortes qu'elle avaient soufferts ou vu souffrir, au cours de leur voyage souterrain -voyage dont la durée est de mille ans-, tandis que celles-ci, qui venaient du ciel, parlaient de plaisirs délicieux et de visions d'une extraordinaire splendeur.

Elles disaient beaucoup de choses, Glaucon, qui demanderaient beaucoup de temps à être rapportées. Mais en voici, d'après Er, le résumé.

Pour tel nombre d'injustices qu'elle avait commises au détriment d'une personne, et pour tel nombre de personnes au détriment de qui elle avait commis l'injustice, chaque âme recevait, pour chaque faute à tour de rôle, dix fois sa punition, et chaque  punition durait cent ans - c'est-à-dire la durée de la vie humaine - afin que la rançon fût le décuple du crime.

Par exemple ceux qui avaient causé la mort de beaucoup de personnes - soit en trahissant des cités ou des armées, soit en réduisant des hommes en esclavage, soit en prêtant la main à quelque autre scélératesse - étaient tourmentés au décuple pour chacun de ces crimes. Ceux qui au contraire avaient fait du bien autour d'eux, qui avaient été justes et pieux, en obtenaient dans la même proportion la récompense méritée.

Au sujet des enfants morts dès leur naissance, ou n'ayant vécu que peu de jours, Er donnait d'autres détails qui ne valent pas d'être rapportés. Pour l'impiété et la piété à l'égard des dieux et des parents, et pour l'homicide, il y avait, d'après lui, des salaires encore plus grands. Il était en effet présent, disait-il, quand une âme demanda à une autre où se trouvait Ardiée le Grand.

Cet Ardiée avait été tyran d'une cité de Pamphylie mille ans avant ce temps-là; il avait tué son vieux père, son frère aîné, et commis, disait-on, beaucoup d'autres actions sacrilèges. Or donc l'âme interrogée répondit :

« Il n'est point venu, il ne viendra jamais en ce lieu. Car, entre autres spectacles horribles, nous avons vu celui-ci. Comme nous étions près de l'ouverture et sur le point de remonter, après avoir subi nos peines, nous aperçûmes soudain cet Ardiée avec d'autres - la plupart étaient des tyrans comme lui, mais il y avait aussi des particuliers qui s'étaient rendus coupables de grands crimes; ils  croyaient pouvoir remonter, mais l'ouverture leur refusa le passage, et elle mugissait chaque fois que tentait de sortir l'un de ces hommes qui s'étaient irrémédiablement voués au mal, ou qui n'avaient point suffisamment expié. Alors, disait-il, des êtres sauvages, au corps tout embrasé, qui se tenaient près de là, en entendant le mugissement saisirent les uns et les emmenèrent; quant à Ardiée et aux autres, après leur avoir lié les mains, les pieds et la tête, ils les renversèrent, les écorchèrent, puis les traînèrent au bord du chemin et les firent plier sur des genêts épineux, déclarant à tous les passants pourquoi ils les traitaient ainsi, et qu'ils allaient les précipiter dans le Tartare. » 

En cet endroit, ajoutait-il, ils avaient ressenti bien des terreurs de toute sorte, mais celle-ci les surpassait toutes : chacun craignait que le mugissement ne se fît entendre au moment où il remonterait, et ce fut pour eux une vive joie de remonter sans qu'il rompît le silence. Tels étaient à peu près les peines et les châtiments, ainsi que les récompenses correspondantes.

Chaque groupe passait sept jours dans la prairie; puis, le huitième, il devait lever le camp et se mettre en route pour arriver, quatre jours après, en un lieu d'où l'on découvre, s'étendant depuis le haut à travers tout le ciel et toute la terre, une lumière droite comme une colonne, fort semblable à l'arc-en-ciel, mais plus brillante et plus pure.

Ils y arrivèrent après un jour de marche; et là, au milieu de la lumière, ils virent les extrémités des attaches du ciel - car cette lumière est le lien du ciel : comme ces armatures qui ceignent les flancs des trières, elle maintient l'assemblage de tout ce qu'il entraîne dans sa révolution; - à ces extrémités est suspendu le fuseau de la Nécessité qui fait tourner toutes les sphères; la tige et le crochet sont d'acier, et le peson un mélange d'acier et d'autres matières.

Voici quelle est la nature du peson : pour la forme il ressemble à ceux d'ici-bas; mais, d'après ce que disait Er, il faut se le représenter comme un grand peson complètement évidé à l'intérieur dans lequel s'ajuste un autre peson semblable, mais plus petit - à la manière de ces boîtes qui s'ajustent les unes dans les autres - et, pareillement, un troisième, un quatrième et quatre autres.

Car il y a en tout huit pesons insérés les uns dans les autres, laissant voir dans le haut leurs bords circulaires, et formant la surface continue d'un seul peson autour de la tige, qui passe par le milieu du huitième. Le bord circulaire du premier peson, le peson extérieur, est le plus large, puis viennent, sous ce rapport : au deuxième rang celui du sixième, au troisième rang celui du quatrième, au quatrième rang celui du huitième, au cinquième celui du septième, au sixième celui du cinquième, au septième celui du troisième et au huitième celui du second,

Le premier cercle, le cercle du plus grand, est pailleté, le septième brille du plus vif éclat, le huitième se colore de la lumière qu'il reçoit du septième, le deuxième et le cinquième, qui ont à peu près la même nuance, sont plus jaunes que les précédents, le troisième est le plus blanc de tous, le quatrième est rougeâtre, et le sixième a le second rang pour la blancheur. Le fuseau tout entier tourne d'un même mouvement circulaire, mais, dans l'ensemble entraîné par ce mouvement, les sept cercles intérieurs accomplissent lentement des révolutions de sens contraire à celui du tout; de ces cercles, le huitième est le plus rapide, puis viennent le septième, le sixième et le cinquième qui sont au même rang pour la vitesse; sous ce même rapport le quatrième leur parut avoir le troisième rang dans cette rotation inverse, le troisième le quatrième rang, et le deuxième le cinquième,

Le fuseau lui-même tourne sur les genoux de la Nécessité. Sur le haut de chaque cercle se tient une Sirène qui tourne avec lui en faisant entendre un seul son, une seule note; et ces huit notes composent ensemble une seule harmonie. Trois autres femmes, assises à l'entour à intervalles égaux, chacune sur un trône, les filles de la Nécessité, les Moires, vêtues de blanc et la tête couronnée de bandelettes, Lachésis, Clôthô et Atropos, chantent, accompagnant l'harmonie des Sirènes, Lachésis le passé, Clôthô le présent, Atropos l'avenir. Et Clôthô touche de temps en temps de sa main droite le cercle extérieur du fuseau pour le faire tourner, tandis qu'Atropos, de sa main gauche, touche pareillement les cercles intérieurs.

Quant à Lachésis, elle touche tour à tour le premier et les autres de l'une et de l'autre main. Donc, lorsqu'ils arrivèrent, il leur fallut aussitôt se présenter à Lachésis. Et d'abord un hiérophante les rangea en ordre; puis, prenant sur les genoux de Lachésis des sorts et des modèles de vie, il monta sur une estrade élevée et parla ainsi :

«Déclaration de la vierge Lachésis, fille de la Nécessité. Âmes éphémères vous allez commencer une nouvelle carrière et renaître à la condition mortelle. Ce n'est point un génie qui vous tirera au sort, c'est  vous-mêmes qui choisirez votre génie. Que le premier désigné par le sort choisisse le premier la vie à laquelle il sera lié par la nécessité. La vertu n'a point de maître : chacun de vous, selon qu'il l'honore ou la dédaigne, en aura plus ou moins. La responsabilité appartient à celui qui choisit, Dieu n'est point responsable. » 

À ces mots, il jeta les sorts et chacun ramassa celui qui était tombé près de lui, sauf Er, à qui on ne le permit pas. Chacun connut alors quel rang lui était échu pour choisir. Après cela, l'hiérophante étala devant eux des  modèles de vie en nombre supérieur de beaucoup à celui des âmes présentes. Il y en avait de toutes sortes toutes les vies des animaux et toutes les vies humaines; on y trouvait des tyrannies, les unes qui duraient jusqu'à la mort, les autres interrompues au milieu, qui finissaient dans la pauvreté, l'exil et la mendicité.

Il y avait aussi des vies d'hommes renommés soit pour leur aspect physique, leur beauté, leur force ou leur aptitude à la lutte, soit pour leur noblesse et les grandes qualités de leurs ancêtres; on en trouvait également d'obscures sous tous ces rapports, et pour les femmes il en était de même. Mais ces vies n'impliquaient aucun caractère déterminé de l'âme, parce que celle-ci devait nécessairement changer suivant le choix qu'elle faisait. Tous les autres éléments de l'existence étaient mêlés ensemble, et avec la richesse, la pauvreté, la maladie et la santé; entre ces extrêmes il existait des partages moyens.

C'est là, ce semble, ami Glaucon, qu'est pour l'homme le risque capital; voilà pourquoi chacun de nous, laissant de côté toute autre étude, doit surtout se préoccuper de rechercher et de cultiver celle-là, de voir s'il est à même de connaître et de découvrir l'homme qui lui donnera la capacité et la science de discerner les bonnes et les mauvaises conditions, et de choisir toujours et partout la meilleure, dans la mesure du possible.

En calculant quel est l'effet des éléments dont nous venons de parler, pris ensemble puis séparément, sur la vertu d'une vie, il saura le bien et le mal que procure une certaine beauté,  unie soit à la pauvreté soit à la richesse, et accompagnée de telle ou telle disposition de l'âme; quelles sont les conséquences d'une naissance illustre ou obscure, d'une condition privée ou publique, de la force ou de la faiblesse, de la facilité ou de la difficulté à apprendre, et de toutes les qualités semblables de l'âme, naturelles ou acquises, quand elles sont mêlées les unes aux autres; de sorte qu'en rapprochant toutes ces considérations, et en ne perdant pas de vue la nature de l'âme, il pourra choisir entre une vie mauvaise et une vie bonne, appelant mauvaise celle qui aboutirait à rendre l'âme plus injuste, et bonne celle qui la rendrait plus juste, sans avoir égard à tout le reste; car nous avons vu que, pendant cette vie et après la mort, c'est le meilleur choix qu'on puisse faire.

Et il faut garder cette opinion avec une inflexibilité adamantine en descendant chez Hadès, afin de ne pas se laisser éblouir, là non plus, par les richesses et les misérables objets de cette nature; de ne pas s'exposer, en se jetant sur des tyrannies ou des conditions semblables, à causer des maux sans nombre et sans remède, et à en souffrir soi-même de plus grands encore; afin de savoir, au contraire, choisir toujours une condition moyenne et fuir les excès dans les deux sens, en cette vie autant qu'il est possible, et en toute vie à venir; car c'est à cela qu'est attaché le plus grand bonheur humain. Or donc, selon le rapport du messager de l'au-delà, l'hiérophante avait dit en jetant les sorts :

« Même pour le dernier venu, s'il fait un choix sensé et persévère avec ardeur dans l'existence choisie, il est une condition aimable et point mauvaise. Que celui qui choisira le premier ne se montre point négligent, et que le dernier ne perde point courage. » 

Comme il venait de prononcer ces paroles, dit Er, celui à qui le premier sort était échu vint tout droit choisir la plus grande tyrannie et, emporté par la folie et l'avidité, il la prit sans examiner suffisamment ce qu'il faisait; il ne vit point qu'il y était impliqué 619c par le destin que son possesseur mangerait ses enfants et commettrait d'autres horreurs; mais quand il l'eut examinée à loisir, il se frappa la poitrine et déplora son choix, oubliant les avertissements de l'hiérophante; car au lieu de s'accuser de ses maux, il s'en prenait à la fortune, aux démons, à tout plutôt qu'à lui-même.

C'était un de ceux qui venaient du ciel : il avait passé sa vie précédente dans une cité bien policée, et appris la vertu par l'habitude et sans philosophie. Et l'on peut dire que parmi les âmes ainsi surprises, celles qui venaient du ciel n'étaient pas les moins nombreuses, parce qu'elles n'avaient pas été éprouvées par les souffrances; au contraire, la plupart de celles qui arrivaient de la terre, ayant elles-mêmes souffert et vu souffrir les autres, ne faisaient point leur choix à la hâte.

De là venait, ainsi que des hasards du tirage au sort, que la plupart des âmes échangeaient une bonne destinée pour une mauvaise ou inversement. Et aussi bien, si chaque fois qu'un homme naît à la vie terrestre il s'appliquait sainement à la philosophie, et que le sort ne l'appelât point à choisir  parmi les derniers, il semble, d'après ce qu'on rapporte de l'au-delà, que non seulement il serait heureux ici-bas, mais que son voyage de ce monde en l'autre et son retour se feraient, non par l'âpre sentier souterrain, mais par la voie unie du ciel.

Le spectacle des âmes choisissant leur condition, ajoutait Er, valait la peine d'être vu, car il était pitoyable,  ridicule et étrange. En effet, c'était d'après les habitudes de la vie précédente que, la plupart du temps, elles faisaient leur choix. Il avait vu, disait-il, l'âme qui fut un jour celle d'Orphée choisir la vie d'un cygne, parce que, en haine du sexe qui lui avait donné la mort, elle ne voulait point naître d'une femme; il avait vu l'âme de Thamyras choisir la vie d'Un rossignol, un cygne échanger sa condition contre celle de l'homme, et d'autres animaux chanteurs faire de même:

L'âme appelée la vingtième à choisit prit la vie d'un lion : c'était celle d'Ajax, fils de Télamon, qui ne voulait plus renaître à l'état d'homme, n'ayant pas oublié le jugement des armes. La suivante était l'âme d'Agamemnon; ayant elle aussi en aversion le genre humain, à cause de ses malheurs passés, elle troqua sa condition contre celle d'un aigle. Appelée parmi celles qui avaient obtenu un rang moyen, l'âme d'Atalante, considérant les grands honneurs rendus aux athlètes, ne put passer outre; et les choisit. Ensuite il vit l'âme d'Epéos, fils de Panopée, passer à la condition de femme industrieuse, et loin, dans les derniers rangs, celle du bouffon Thersite revêtir la forme d'un singe.

Enfin l'âme d'Ulysse, à qui le sort avait fixé le dernier rang, s'avança pour choisir; dépouillée de son ambition par le souvenir de ses fatigues passées, elle tourna longtemps à la recherche de la condition tranquille d'un homme privé; avec peine elle en trouva une qui gisait dans un coin, dédaignée par les antres; et quand elle l'aperçut, elle dit qu'elle n'eût point agi autrement si le sort l'avait appelée la première, et, joyeuse, elle la choisit.

Les animaux, pareillement, passaient à la condition humaine ou à celle d'autres animaux, les injustes dans les espèces féroces, les justes dans les espèces apprivoisées; il se faisait ainsi des mélanges de toutes sortes. Lors donc que toutes les âmes eurent choisi leur vie, elles s'avancèrent vers Lachésis dans l'ordre qui leur avait été fixé par le sort. Celle-ci donna à chacune le génie  qu'elle avait préféré, pour lui servir de gardien pendant l'existence et accomplir sa destinée.

Le génie la conduisait d'abord à Clôthô et, la faisant passer sous la main de cette dernière et sous le tourbillon du fuseau en mouvement, il ratifiait le destin qu'elle avait élu. Après avoir touché le fuseau, il la menait ensuite vers la trame d'Atropos, pour rendre irrévocable ce qui avait été filé par Clôthô; alors, sans se retourner, l'âme passait sous le trône de la Nécessité; et quand toutes furent de l'autre  côté, elles se rendirent dans la plaine du Léthé, par une chaleur terrible qui brûlait et qui suffoquait : car cette plaine est dénuée d'arbres et de tout ce qui pousse de la terre. Le soir venu, elles campèrent au bord du fleuve Amélès, dont aucun vase ne peut contenir l'eau. Chaque âme est obligée de boire une certaine quantité de cette eau, mais celles que ne retient point la prudence en boivent plus qu'il ne faudrait. En buvant on perd le souvenir de  tout.

Or, quand on se fut endormi, et que vint le milieu de la nuit, un coup de tonnerre éclata, accompagné d'un tremblement de terre, et les âmes, chacune par une voie différente, soudain lancées dans les espaces supérieurs vers le lieu de leur naissance, jaillirent comme des étoiles. Quant à lui, disait Er, on l'avait empêché de boire de l'eau; cependant il ne savait point par où ni comment son âme avait rejoint son corps; ouvrant tout à coup les yeux, à l'aurore, il s'était vu étendu sur le bûcher. Et c'est ainsi, Glaucon, que le mythe a été sauvé de l'oubli et ne s'est point perdu; et il peut nous sauver nous-mêmes si nous y ajoutons foi; alors nous traverserons heureusement le fleuve du Léthé et nous ne souillerons point notre âme. Si donc vous m'en croyez, persuadés que l'âme est immortelle et capable de supporter tous les maux, comme aussi tous les biens, nous nous tiendrons toujours sur la route ascendante, et, de toute manière, nous pratiquerons la justice et la sagesse. Ainsi nous serons d'accord avec nous-mêmes et avec les dieux, tant que nous resterons ici-bas, et lorsque nous aurons remporté les prix de la justice, comme les vainqueurs aux jeux qui passent dans l'assemblée pour recueillir ses présents. Et nous serons heureux ici-bas et au cours de ce voyage de mille ans que nous venons de raconter.

 FIN DE LA RÉPUBLIQUE

Sources :

http://fr.wikipedia.org/wiki/Mythe_d'Er_le_Pamphylien

http://remacle.org/bloodwolf/philosophes/platon/rep10.htm

samedi 2 juin 2012

Plotin et l’Advaïta Vedanta - (2003)

Source : Les Vivants et les Dieux (France Culture) France Culture - (en collaboration avec l’Université Libre de Bruxelles) Invité : Joachim Lacrosse. chargé de recherche au Fonds National de la Recherche Scientifique (Bruxelles)

Véritable fondateur de ce que l’on appelle le néoplatonisme, Plotin construit une philosophie où la démarche rationnelle, totalement assumée, se dépasse et se consume dans une expérience mystique de l’Un. Ce faisant, il trouve les grandes structures et les intuitions de la philosophie hindoue la plus profonde, celle de l’Advaïta Vedanta de Shankara et ses commentaires sur la Mundaka et la Kena Upanishad. On pense aujourd’hui que, dans le contexte hellénistique qui était celui de Plotin, des contacts étaient établis avec l’Inde - et que "l’Un d’avant l’Un" de Plotin correspond de très près au Bhraman des Hindous.

 

France Culture - Les Vivants et les Dieux : Relire Plotin (18-06-2005)
 Invités : Luc Brisson. directeur de recherche en philosophie au CNRS Jean-François Pradeau. maître de conférences à l’université de Paris-X Nanterre.
 Depuis quelques années, entouré d’une équipe de spécialistes, Luc Brisson dirige en édition de poche une retraduction systématique et raisonnée de l’ensemble de l’œuvre de Plotin. Or, la pensée de Plotin est réputée pour son extrême subtilité et pour la façon dont il a su reprendre en les dialectisant les thèmes majeurs de la philosophie de Platon, d’Aristote et du stoïcisme. Créateur de ce fait d’un système parfaitement original qui allie la plus grande rigueur rationnelle à l’expérience extatique, Plotin a évidemment besoin d’être largement « débroussaillé » avant que l’on n’aille à sa rencontre.

 

mardi 15 mai 2012

Alain Badiou (néo communiste)

Etonnant qu'un mec aussi intelligent ne relève pas que justement le problème de l'Europe c'est que les décideurs ne sont pas élus directement (pas élus tout court !)... donc c'est à une régression démocratique que nous devons la situation actuelle. C'est même pire en réalité car ne ne savons pas qui décide des dirigeants... nous ne le savons pas. Quand Hollande est convoqué immédiatement chez Merkel c'est tout de même effrayant non ? C'est officiel ?! le vrai président de l'Europe est le président Allemand ? Tout ça parce qu'il vend des machines outils aux chinois ? Chinois qui pourrons mieux nous vendre leurs saloperies ? Moi ce que je me demande c'est si l'Allemagne n'est pas le traitre de cette Europe. Elle roule pour ses intérêts et uniquement les siens. Mais lorsque plus personne ne pourra payer elle pourra toujours pleurer.




samedi 7 avril 2012

Epicure : Maximes capitales

« La mort n’a aucun rapport avec nous ; car ce qui est dissous est insensible, et ce qui est insensible n’a aucun rapport avec nous. »
Petit texte à écouter sur : http://www.litteratureaudio.com/

vendredi 2 mars 2012

Han Ryner (livres audios)

Han Ryner est principalement influencé par les penseurs de l'antiquité, particulièrement les stoïciens. En ce sens, il prône une sagesse qui conduit à accepter l'inévitable, ce qui ne peut être changé ou vaincu. Puisque l'individu ne peut détruire certaines oppressions liées à la nature sociale de son humanité, il doit les accepter avec l'indifférence qu'il a face aux phénomènes physiques.
Han Ryner préconise une libération intérieure et non une révolution sociale, collective et violente. Selon lui, l'individu doit agir pour lui, en se délestant des conditionnements extérieurs, en écoutant ses propres pulsions et besoins et en n'obéissant que lorsque la préservation de son individualité est en jeu.
Pacifiste avant tout, Han Ryner valorise l'objection de conscience et les moyens d'action non violents. Il qualifie d'ailleurs son individualisme d'« harmonique » pour le distinguer des individualismes « égoïstes » ou « doministes » qu’il rejetait au nom de son éthique et de son humanisme. Souvent surnommé le « Socrate contemporain », Han Ryner fut ironiquement un penseur au sens pré-socratique du terme, c’est-à-dire un sage curieux de tout, à la rhétorique raffinée et d’une rare délicatesse.
http://fr.wikipedia.org/wiki/Han_Ryner

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A noter la qualité des ouvrages proposés par le donneur de voix. On peut avoir la liste en cliquant sur son nom.

vendredi 20 janvier 2012

Apparence et réalité (Bertrand Russel)

Problèmes de philosophie

Bertrand Russell (1912)



J'ai commencé ce livre acheté dans une boutique de livres d'occasions. Ca attaque très fort.

Chapitre 1. APPARENCE ET RÉALITÉ

Existe-t-il au monde une connaissance dont la certitude soit telle qu’aucun homme raisonnable ne puisse la mettre en doute? Cette question qui, à première vue, pourrait paraître simple, est en réalité l’une des plus difficiles. Lorsque nous nous serons rendu compte des obstacles qui s’opposent à une réponse spontanée et optimiste, nous serons sur la bonne voie en ce qui concerne l’étude de la philosophie; en effet, la philosophie est simplement une tentative pour répondre à des questions de ce genre, non pas à la légère ou dogmatiquement, comme on le fait pour les choses de la vie ordinaire, et même pour les questions scientifiques, mais en exerçant notre sens critique, après avoir examiné tous les éléments qui rendent de telles questions troublantes et après nous être rendu compte de toute l’incertitude, de toute la confusion que dissimulent nos idées courantes.

Dans la vie quotidienne, nous présumons certaines de nombreuses données; or, à l’analyse, elles se révèlent en réalité si pleines de contradictions manifestes que seule une réflexion suivie nous permet de définir ce qu’il nous est vraiment permis de croire. Dans notre recherche d’une certitude, il est naturel d’étudier en premier lieu notre réaction du moment et, en un sens, nous pouvons sûrement en tirer quelque connaissance. Mais toute affirmation concernant la nature de ce que notre vécu empirique immédiat nous fait connaître a de fortes chances d’être erronée. Ainsi, il me paraît qu’en ce moment je suis assis sur une chaise devant une table d’une forme particulière, sur laquelle je vois des feuilles de papier couvertes d’écriture ou de caractères d’imprimerie. En tournant la tête je vois par la fenêtre des maisons, des nuages et du soleil. Je crois que le soleil est distant de la terre d’environ 149 millions de kilomètres, que c’est un globe de feu, de nombreuses fois plus gros que la terre, et que, à cause de la rotation de celle-ci, le soleil se lève chaque matin, et qu’il en sera ainsi pendant un temps indéterminé. Je crois que, si une autre personne normale entre dans la pièce où je me trouve, elle verra les mêmes chaises, les mêmes tables, les mêmes papiers et les mêmes livres que moi; et que la table que je vois est la même que celle que je perçois en y appuyant mon bras. Tout cela semble si évident qu’il est presque inutile d’en parler, sauf s’il s’agit de répondre à quelqu’un qui mettrait en doute ma connaissance. Pourtant, de cela on peut douter raisonnablement, et toutes ces assertions demandent à être minutieusement discutées si nous voulons être sûrs que nous les avons faites sous une forme absolument véridique.

Pour bien faire comprendre le problème, concentrons notre attention sur la table. Pour l’œil, elle est rectangulaire, brune et luisante, pour le toucher, sa surface est polie, froide et dure; lorsque je la frappe de la main, elle rend un son de bois. Tout autre que moi, s’il voit et palpe et entend la table, sera d’accord avec la description que j’en fais; on pourrait donc penser qu’il n’y a là aucun problème. Mais dès que nous essayons d’être plus précis, nos difficultés commencent. Même si je crois que la table est "réellement" de la même couleur en toutes ses parties, les parties qui réfléchissent la lumière paraissent beaucoup plus colorées que les autres et certaines parties paraissent blanches par un effet de réflexion de lumière différent. Je sais encore que, si je me déplace, ce seront d’autres parties qui réfléchiront la lumière de sorte que l’apparente distribution des couleurs sera modifiée. Si donc plusieurs personnes regardent la table au même moment, il n’y en aura pas deux qui verront les couleurs de la même façon, car il n’y en aura pas deux qui verront la table exactement sous le même angle et toute différence d’angle transforme la façon dont la lumière est réfléchie.

Dans la pratique, ces différences sont sans intérêt, mais pour un peintre, par exemple, elles sont d’une importance capitale; le peintre doit perdre l’habitude de penser que les choses se présentent à l’œil sous l’apparence de leur couleur "réelle", à savoir celle que le sens commun leur attribue, il doit apprendre à voir les choses exactement comme elles se manifestent à lui. Voilà précisément le commencement d’une des distinctions qui constituent l’un des plus graves problèmes philosophiques, la distinction à établir entre 1'"apparence" et la "réalité", entre ce que les choses semblent être et ce qu’elles sont vraiment. Le peintre veut reproduire l’apparence des choses, l’homme réaliste et le philosophe veulent savoir ce que sont réellement les choses, mais le désir du philosophe est plus intense que celui de l’homme réaliste et la conscience des difficultés que soulève la recherche d’une réponse adéquate au problème l’inquiète encore davantage.

Revenons à notre table: d’après ce que nous avons constaté, il est évident qu’il n’y a pas de couleur précise unique qu’on puisse lui attribuer, ni même qu’on puisse attribuer à l’une quelconque de ses parties: la table paraît être de couleurs diverses, selon les divers angles sous lesquels on la regarde et il n’y a aucune raison de considérer telle ou telle nuance comme étant celle qui appartient véritablement à la table. Et même à supposer qu’on la regarde sous un angle donné fixe, d’autres variations peuvent se produire: nous savons que la lumière artificielle change les couleurs, qu’un daltonien ou quelqu’un portant des verres bleus voit d’autres teintes et que l’obscurité supprime les couleurs, même si au toucher et à l’ouïe la table reste la même. La couleur n’est donc pas inhérente à la table, mais dépend à la fois de la table, de celui qui la voit et de la façon dont la lumière arrive sur la table. Quand, dans la vie quotidienne, nous parlons de la couleur de cette table, nous voulons seulement parler de la couleur en gros que semblera posséder ce meuble à toute personne normale qui la verra sous un angle normal et dans des conditions normales d’éclairage. Toutefois, les autres couleurs qui apparaissent dans des conditions différentes ont tout autant droit à être jugées réelles; en conséquence, pour être impartial, il nous faut convenir que, considérée dans son ensemble, la table n’a pas de couleur qui lui soit propre.

On peut dire la même chose à propos de la texture. On peut, il est vrai, discerner à l’œil nu le grain du bois, mais dans l’ensemble, la table paraît avoir une surface lisse et polie. Si nous la regardions au microscope, nous discernerions les rugosités du bois, ses creux et ses élévations et toutes sortes de détails qui ne se voient pas à l’œil nu. Lesquelles de ces choses sont la table "réelle" ? Nous sommes évidemment tentés de dire que les renseignements fournis par le microscope sont plus réels, mais un autre instrument plus puissant nous offrirait une autre vision du bois. Alors, si nous ne pouvons nous fier à ce que nous voyons à l’œil nu, pourquoi faire confiance au microscope ? Et voilà ébranlée la confiance que nous avions au départ dans le témoignage de nos sens.

Quant à la forme de la table, elle ne nous offre pas une position plus assurée. Nous avons tous l’habitude d’émettre des jugements définitifs concernant les formes "réelles" des choses qui nous entourent et nous le faisons de façon si irréfléchie que nous en venons à croire que nous voyons véritablement les formes réelles. Mais en réalité, une chose donnée présente une forme qui varie selon l’angle sous lequel on la regarde; c’est ce que nous devons tous apprendre si nous tentons de faire du dessin. Si notre table est "réellement" rectangulaire, de presque tous les points elle nous apparaîtra comme présentant deux angles aigus et deux angles obtus; si les côtés opposés sont parallèles, ils nous apparaissent comme s’ils convergeaient vers un point éloigné; s’ils sont d’égale longueur, ils apparaissent comme ayant le côté le plus proche plus long que l’autre. De tout cela, on ne s’aperçoit pas habituellement en voyant une table, parce que l’expérience nous a appris à construire la forme "réelle" de la table en partant de la forme apparente, et la forme "réelle" est ce qui nous intéresse, du point de vue des considérations pratiques. Mais la forme "réelle" n’est pas ce que nous voyons, c’est quelque chose que nous inférons de ce que nous voyons. Et ce que nous voyons change constamment de forme à mesure que nous nous déplaçons dans la pièce où se trouve la table; nos sens ne semblent par conséquent pas nous renseigner avec vérité au sujet de la table elle-même, mais seulement à propos de l’apparence de cette table.

Des difficultés analogues surgissent à propos du toucher. Il est exact que la table procure en tout temps une sensation de dureté et nous sentons qu’elle résiste à la pression; cependant, la sensation ressentie dépend de la force de notre pression et aussi de la partie du corps qui exerce cette pression. Ainsi les diverses sensations causées par des pressions d’ordre divers ou exercées par diverses parties du corps ne peuvent être considérées comme décelant directement une propriété définie inhérente à la table; ces sensations ne sont tout au plus que les signes d’une propriété qui, peut-être, cause toutes les sensations, mais qui n’est en fait manifeste dans aucune d’elles. Ce même raisonnement s’applique avec encore plus d’évidence aux sons qu’on obtient en frappant la table.

Il devient donc évident que la table réelle, s’il en existe une, n’est pas celle dont nous avons la perception immédiate par l’entremise de la vue, du toucher ou de l’ouïe. La table réelle, s’il y en a une, n’est pas du tout directement connue par nous, mais doit être inférée à partir de ce que nous connaissons immédiatement. En conséquence, deux questions se posent aussitôt, et deux questions auxquelles il est difficile de répondre: —1 ) Existe-t-il une table réelle ? — 2) Si oui, quelle sorte d’objet peut-elle être ?

Pour nous aider à élucider ces questions, il est bon de choisir quelques termes dont la signification soit claire. Appelons donc "témoignages sensoriels" ce qui est immédiatement connu dans la sensation, c’est-à-dire les couleurs, les sons, les odeurs, les duretés, les rugosités, et ainsi de suite. Donnons le nom de "sensation" à notre prise de conscience directe de ces choses-là. Par exemple, lorsque nous voyons une couleur, nous avons une sensation de cette couleur, mais la couleur même est un témoignage sensoriel et non une sensation. La couleur, c’est ce dont nous prenons conscience immédiatement et c’est cette prise de conscience qui constitue la sensation. Il est évident que nous ne pouvons connaître quoi que ce soit à propos de la table si ce n’est par le truchement des témoignages sensoriels (la couleur brune, la forme rectangulaire, la surface lisse) que nous associons à la table; mais pour les raisons déjà énoncées, nous ne pouvons pas dire que la table est constituée par ces témoignages des sens, ni même que ces témoignages sensoriels sont par eux-mêmes des propriétés inhérentes à la table. Un problème se pose ainsi qui est celui des relations existant entre les témoignages sensoriels et la table réelle, à supposer qu’une telle chose existe.

Nous appellerons la table réelle, en admettant son existence, un "objet physique" . Il nous faut donc étudier les rapports existant entre les témoignages sensoriels et les objets physiques. Ceux-ci prennent dans leur ensemble l’appellation collective de "matière". Ainsi, les deux questions qui se posent à nous peuvent être reformulées de la manière suivante:

La matière existe-t-elle ?

Si oui, quelle est sa nature ?

Le philosophe qui, le premier, proposa une brillante argumentation à l’effet que les objets immédiats de nos sens n’existent pas indépendamment de nous fut Berkeley (1685-1753). Ses Trois dialogues entre Hylas et Philonoüs en opposition aux Sceptiques et aux Athées s’efforcent de prouver que la matière n’existe pas et que le monde n’est constitué que par les esprits et les idées. Hylas, dans l’ouvrage de Berkeley, a jusqu’alors cru à la matière, mais il ne peut résister aux arguments de Philonoüs, qui l’accule sans merci à des contradictions et à des paradoxes, si bien qu’à la fin, lorsque Hylas reconnaît l’inexistence de la matière, son acquiescement semble presque procéder du simple bon sens. Les arguments présentés sont de valeurs diverses, certains étant importants et solides, d’autres confus ou jouant sur les mots. Berkeley garde cependant le mérite d’avoir montré que l’existence de la matière peut être niée sans absurdité et que, s’il y a des choses, quelles qu’elles soient, qui existent indépendamment de nous, elles ne peuvent être les objets immédiats de nos sensations.

Lorsque nous nous demandons si la matière existe véritablement, nous nous posons en réalité deux questions différentes qu’il est important de bien distinguer. Nous entendons ordinairement par "matière" quelque chose qui est opposé à l’"esprit", quelque chose que nous concevons comme occupant un certain espace et comme étant totalement incapable de toute pensée et de toute conscience. C’est surtout en ce sens que Berkeley nie l’existence de la matière; il ne nie pas que les témoignages sensoriels habituellement pris par nous comme signes de l’existence de la table soient vraiment des signes de l’existence de quelque chose indépendant de nous; ce qu’il nie, c’est que ce quelque chose soit d’un autre ordre de réalité que celui de l’esprit, qu’il soit ni esprit ni idées formées par quelque esprit. Il admet qu’il doit bien y avoir quelque chose qui continue d’exister quand nous sortons de la pièce où nous l’avons vu, ou quand nous fermons les yeux; ce que nous nommons "voir la table", selon Berkeley, nous fournit bien une raison valable de croire en l’existence de quelque chose qui subsiste, même quand nous ne le voyons pas; mais il croit que ce quelque chose ne peut être radicalement différent par sa nature de ce que nous voyons et qu’il ne peut guère être totalement indépendant de la vision, bien qu’il doive être indépendant de notre vision. Ainsi, Berkeley est conduit à considérer la table "réelle" comme une idée existant dans l’esprit de Dieu. Une telle idée possède comme il se doit la permanence et l’indépendance à notre égard sans être pour autant — comme le serait la matière autrement — tout à fait inconnaissable, dans le sens que nous soyons réduits à l’inférer sans pouvoir en faire l’expérience directe et immédiate.

Depuis Berkeley, d’autres philosophes ont également enseigné que, même si l’existence de la table ne dépend pas du fait que je la vois, elle dépend bel et bien du fait d’être vue (ou perçue par l’entremise d’autres sens) par quelque esprit — pas nécessairement l’esprit de Dieu, mais aussi, comme on l’a soutenu plus souvent, la totalité de l’esprit collectif de l’univers. Ces philosophes avancent cette thèse, comme le fait Berkeley, principalement parce qu’ils pensent qu’il ne peut exister rien de réel (ou en tout cas rien qu’on sache être réel), si ce n’est les esprits, leurs pensées et leurs sentiments. Nous pourrions résumer l’argumentation qu’ils présentent à peu près comme suit: "Tout ce qui peut être conçu est une idée dans l’esprit de la personne qui le conçoit; en conséquence, rien ne peut être conçu si ce n’est des idées dans chaque esprit; donc toute autre chose est inconcevable et ce qui est inconcevable ne peut exister."

A mon avis, une telle argumentation est fallacieuse, mais, bien entendu, ceux qui la soutiennent ne la présentent pas aussi brièvement, ni aussi brutalement. Quoi qu’il en soit, valable ou non, c’est une argumentation qui a été fréquemment exposée sous une forme ou sous une autre, et de très nombreux philosophes, peut-être la majorité, ont enseigné qu’il n’existe rien de réel si ce n’est des esprits et leurs idées. Ces philosophes sont appelés "idéalistes". Lorsqu’ils en viennent à vouloir expliquer la présence de la matière, ils déclarent, comme Berkeley, que la matière n’est rien d’autre qu’une collection d’idées, ou alors ils affirment, comme Leibniz ( 1646-1716), que la matière, ou ce qui apparaît comme telle, est en réalité constituée d’esprits plus ou moins rudimentaires.

Mais ces philosophes, tout en niant l’existence de la matière en tant qu’opposée à l’esprit, n’admettent pas moins dans un autre sens la réalité de la matière. Rappelons que nous nous sommes posé deux questions: 1 ) Existe-t-il une table réelle ? 2) Si oui, quelle sorte d’objet peut-elle être ? Or, Berkeley, comme Leibniz, admet qu’il y a une table réelle, mais Berkeley l’assimile à un certain nombre d’idées dans l’esprit de Dieu et Leibniz à un regroupement d’âmes individuelles. Ainsi tous deux répondent affirmativement à notre première question et ne sont en désaccord avec les vues du commun des mortels que par la façon dont ils répondent à notre deuxième question. En fait, presque tous les philosophes semblent d’accord pour convenir qu’existe une table réelle: ils admettent presque tous que, quelle que soit la mesure dans laquelle nos témoignages sensoriels (couleur, forme, poli des surfaces) peuvent dépendre de nous, ils indiquent cependant que quelque chose existe indépendamment de nous, quelque chose qui diffère peut-être complètement du témoignage de nos sens, mais qui doit être tout de même regardé comme la cause de ces témoignages et qui se produit chaque fois que nous nous trouvons dans les conditions requises, en présence de la table.

Évidemment, le point sur lequel les philosophes sont d’accord (à savoir qu’il y a une table réelle quelle que puisse être sa nature) est d’une importance vitale, et il sera profitable d’examiner quelles raisons il peut y avoir de nous rallier à cette opinion avant de passer à la seconde question celle de la nature de la table réelle. Notre prochain chapitre sera consacré aux raisons sur lesquelles on peut se fonder pour supposer qu’existe une table réelle.

Avant de continuer notre étude, il sera bon de récapituler les points acquis jusqu’à présent. Voici donc nos conclusions actuelles: prenons un objet ordinaire quelconque que nous présumons pouvoir connaître par l’intermédiaire de nos sens; ce que nos sens nous apprennent immédiatement n’est pas vrai de l’objet, puisqu’il est séparé de nous ["apart from us"] mais vrai seulement de certains témoignages sensoriels qui, autant qu’on puisse en juger, dépendent de la relation établie entre nous et l’objet. En conséquence, ce que vous voyons et sentons directement n’est qu’"apparence", apparence que nous tenons pour le signe d’une "réalité" latente. Toutefois, si la réalité n’est pas conforme à l’apparence, possédons-nous un moyen de savoir qu’il y a même une réalité quelconque ? Et si oui, disposons-nous d’un moyen pour découvrir en quoi consiste cette réalité?

De tels problèmes sont déconcertants et il est difficile d’admettre que même les hypothèses les plus bizarres peuvent être justes. Ainsi, notre table qui, jusqu’à présent, n’a suscité en nous que de vagues interrogations, est soudain la cause de problèmes aux solutions surprenantes. La seule chose dont nous soyons sûrs, c’est que cette table n’est pas réellement ce qu’elle paraît être. Au delà de ce modeste résultat, au point où nous en sommes, nous pouvons nous permettre toutes les conjectures. Leibniz nous dit que cette table est formée d’âmes individuelles réunies en une communauté ["community of souls"]; Berkeley affirme qu’elle est une idée divine; la science aux vues réalistes à peine moins étonnantes nous apprend que cette table est un énorme amas de particules électriques violemment agitées.

Devant ces solutions surprenantes, le doute s’élève et suggère que la table n’existe peut-être pas du tout. La philosophie, si elle ne peut répondre effectivement à toutes les questions que nous voudrions poser, est au moins capable de poser des questions qui accroissent en nous l’intérêt que suscite le monde; nous pouvons ainsi soupçonner les merveilleuses possibilités que recèlent les choses les plus ordinaires de la vie quotidienne.