Table des matières du livre :
I. Le veda
II. Brahman
III. Moksha
IV. Dieu
V. Dharma
VI. Bhakti
VII La rencontre
VIII. Le retour de Yudhishthira
Voici l'Introduction de ce livre très approfondi
Laquelle de ces acceptions est la plus appropriée, la plus juste, dans le cas de l'hindouisme ? Sir Sarvepalli Radhakrishnan, qui a consacré une grande partie de sa vie à interpréter la religion et la culture de son pays pour le monde anglo-saxon, a intitulé l'un de ses livres The Hindu Way of Life - «La manière de vivre hindoue», et non pas La Religion hindoue ; ceci laisserait entendre que, tout au moins pour lui, l'hindouisme représentait plutôt un «hellénisme» qu'un «judaïsme», mode de vie caractéristique de tout un peuple, une éthique nationale intangible, mais non moins réelle, plutôt qu'une religion au sens occidental du terme, c'est-à-dire l'obéissance à une révélation que l'on croit accordée par Dieu, et le culte rendu à Dieu conformément au contenu de cette révélation. Le judaïsme, en outre, est aussi un système rigoureux et élaboré de Droit donné par Dieu.
L'hindouisme est, en fait, à la fois un hellénisme et un judaïsme il est une manière de vivre et, en même temps, un système social et religieux extrêmement organisé ; mais, à la différence du judaïsme, qui est par essence la soumission au Dieu unique, personnel, transcendant et saint, qui se révèle dans l'histoire et agit dans l'histoire,
l'hindouisme est complètement dénué de toute affirmation dogmatique concernant la nature de Dieu, et la religion en elle-même n'est jamais considérée comme dépendant de l'existence ou de la non-existence de Dieu, ou du fait qu'il existe un seul Dieu, ou plusieurs car il est parfaitement possible d'être un bon hindou en ayant des opinions personnelles tendant vers le monisme, le monothéisme, le polythéisme, ou même l'athéisme.
Ce n'est pas là ce qui importe en dernière analyse. Si Dieu, ou les dieux, n'ont pas une importance primordiale dans cet étrange ensemble de croyances, quel en est donc le fondement ?
Les hindous eux-mêmes appellent leur religion le sañatana dharma, «le dharma éternel».
Et nous voici, dès le début de notre recherche, en présence d'une difficulté : celle de trouver une traduction exacte de termes incarnant des concepts qu'on ne peut définir de façon précise. Aucun mot n'est plus important, ou plus omniprésent, dans les textes sacrés; cependant, ces textes mêmes nous avertissent continuellement que ce dharma est «subtil» et «très difficile à connaître». En vérité, c'est justement l'ambivalence de ce concept essentiel qui en même temps confère à l'hindouisme son cachet particulier, et instaure en son sein une tension qui n'est jamais totalement résolue.
Ce mot de dharma est utilisé dans deux acceptions générales différentes dans les grands textes hindous. Il désigne tout d'abord ce qui est formulé dans les textes sacrés eux-mêmes, et notamment dans les textes concernant le droit coutumier hindou. En ce sens, il correspond approximativement à ce que nous appelons «Droit canon», «droit» qui est clairement défini, élaboré et expliqué de façon toujours plus minutieuse dans les traités juridiques mêmes.
Par extension, on l'emploie pour représenter les conceptions religieuses sur lesquelles se fondent ces lois.
Pris dans cette acception, dharma n'est nullement «difficile à connaître», car il fait l'objet d'innombrables définitions dans toute la littérature sacrée hindoue; au sens le plus large, la meilleure traduction qu'on en puisse donner est donc «religion». C'est
donc, à la fois, «la Loi» et «la religion».
La «Loi» et la «religion» ne font cependant qu'exprimer quelque chose de bien plus fondamental: la loi éternelle qui régit toute existence, humaine ou non humaine; ce que nous entendrions par «loi naturelle» ; et c'est cette loi qui est «subtile» et presque impossible à connaître. Dans l'ordre naturel, il n'y a pas de difficulté; il ne s'agit de rien de plus que les lois qui opèrent dans la nature et qui constituent de nos jours l'objet des sciences naturelles.
Mais qu'en est-il dans l'ordre moral ?
Etymologiquemenr, le mot dharma provient d'une racine dhr - qui signifie «tenir, avoir, ou préserver» - c'est de la même racine que sont tirés le latin firmus, «ferme», et forma, «forme».
Dharma est donc la «forme» des choses telles qu'elles sont et la puissance qui les conserve telles qu'elles sont et non autrement.
Et de même qu'elle maintient l'univers entier en accord avec la loi éternelle (sañatana dharma), de même, dans le domaine moral, elle préserve la race humaine grâce à la loi morale éternelle. Mais ici se présente un dilemme, car la loi existe à deux niveaux d'une part, elle est écrire dans les textes sacrés, et, d'autre part, elle est inscrite dans le coeur et la conscience des hommes. Parfois elles coexistent toutes deux harmonieusement, parfois il y a tension et conflit.
L'hindouisme est un vaste ensemble religieux, apparemment incohérent; et tout écrivain traitant de l'hindouisme qui accepte la définition que les hindous eux-mêmes donnent de leur religion, à savoir «le dbarma éternel», sanãtana dharma, doit choisir, entre ces deux aspects du dharma, celui qu'il considère comme le plus important.
Et là encore se présente pour lui un dilemme car s'il s'efforce de condenser, en quelque deux cents pages, quatre mille ans d'histoire de l'hindouisme, le lecteur sera complètement désorienté par une foule de détails qui semblent se contredire, et il ne parviendra pas à distinguer ce qui est éternel et immuable dans le dharma qu'il étudie. Si toutefois l'auteur opère une discrimination et met fortement l'accent sur ce qui lui apparaît l'essence de ce quelque chose de subtil si «difficile à connaître», on pourra - et à juste titre - l'accuser de présenter un portrait de l'hindouisme dépourvu d'esprit critique et d'objectivité. Il doit choisir entre deux méthodes soit composer un catalogue ou un manuel scolaire apportant à l'étudiant le maximum de faits sous un volume très réduit ; soit tenter, à ses risques et périls, d'extraire de la masse de sa documentation la fine essence qu'il considérera comme le fondement immuable à partir duquel se développe la jungle luxuriante que semble représenter l'hindouisme. C'est là ce que nous nous proposons de faire, pour des raisons que l'on verra bientôt.
Les hindous se vantent parfois, avec quelque raison, que leur religion étant dépourvue de propositions dogmatiques, ils ont, de ce fait, en matière de persécution religieuse, relativement peu de choses à se reprocher. Ils ne conçoivent pas la vérité religieuse en termes dogmatiques les dogmes ne peuvent être éternels ; ce ne sont que des images éphémères, déformantes et déformées d'une vérité qui non seulement les transcende, mais transcende aussi toute définition verbale.
Ils n'éprouvent qu'une incompréhension choquée à l'égard de ce désir passionné de certitude dogmatique qui a déchiré les religions d'origine sémitique; depuis le judaïsme lui-même, en passant par le christianisme et l'Islam, jusqu'au marxisme de nos jours. Cette large tolérance et cette antipathie pour la religion considérée comme un objet de «croyance» avaient été remarquées par le premier musulman qui se livra à une étude approfondie du phénomène de l'hindouisme à l'époque où l'Islam effectuait ses premières incursions sanglantes en Inde. Au XI' siècle de notre ère, le grand encyclopédiste musulman Al-Bîrûnî écrivait :
«Ils [les hindous) diffèrent complètement de nous en ce qui concerne la religion, car nous ne croyons à rien de ce à quoi ils croient, et vice versa. En général, ils se livrent très rarement entreux à des discussions sur des sujets théologiques; tout au plus, se querellent-ils en paroles, mais ils ne risqueraient jamais leur corps, leur âme, ou leurs biens, pour des controverses religieuses.»
Dans l'ensemble, cela est exact, mais on peut exagérer l'absence de dogmes dans l'hindouisme; il existe en effet dans l'hindouisme post-védique certaines données qui sont rarement discutées. La principale est la doctrine de la transmigration des âmes ou de la réincarnation que toutes les sectes et toutes les écoles philosophiques acceptent moins comme un dogme révélé que comme un fait d'existence manifeste. Cette doctrine elle-même présuppose, en outre, que la condition dans laquelle l'âme individuelle renaît est le résultat des actions bonnes ou mauvaises accomplies dans des vies antérieures et ce sont ces actions et les modifications qu'elles produisent dans les myriades d'âmes qui se réincarnent depuis l'éternité sans commencement jusqu'à l'éternité sans fin qui constituent elles-mêmes ce dont est fait l'univers moral, par opposition à l'univers naturel.
Toutefois, aucune distinction précise et ferme ne peut être opérée entre les deux, car la même loi inéluctable de cause et d'effet les régit. Cette loi est celle du karma (action), loi selon laquelle toute action, quelle qu'elle soit, est l'effet d'une cause et à son tour la cause d'un effet. Le processus tout entier est désigné par le terme de samsâra, le «cours» ou «évolution» à quoi est soumise toute existence phénoménale, et qui est lui-même soumis à l'infini passé causal, le dharma de l'univers, et conditionné par lui.
Ce dharma n'a ni commencement ni fin, tant en ce qui concerne la totalité de l'existence (le macrocosme) que l'âme individuelle (le microcosme) toute chose est asservie pat les chaînes du Temps et les entraves du désir - par-dessus tout le désir de vivre et le désir d'agir (karma=faire). Le Temps lui-même est une roue tournante qui revient toujours à son point de départ, et ne peut comporter ni but ni salut. Ceci est considéré comme admis par presque toutes les sectes et écoles philosophiques hindoues, qui s'accordent à trouver leurs conceptions communes peu satisfaisantes et profondément troublantes.
Puisqu'il en est ainsi, le but de chacun est d'échapper à la roue du Temps et de l'action qui est elle-même conditionnée par le Temps or,
tout le monde affirme qu'une telle évasion est possible : elle est appelée moksha ou makti, et traduite de diverses façons «évasion, délivrance, libération ou émancipation». Ce n'est pas sans ressembler à ce que nous entendons, en Occident, par la liberté de l'Esprit.
La manière dont peut être réalisé cet état bienheureux - que ce soit le fruit des efforts personnels de l'individu sans qu'il reçoive d'aide, ou, au contraire, qu'il doive s'appuyer sur la grâce et l'aide d'une puissance supérieure; et, d'autre part, la nature de la condition de l'âme qui a réussi à se libérer des entraves du Temps et du désir de continuer à vivre temporellement - ce sont là des points sur lesquels les hindous avaient de profondes divergences, bien que certains d'entre eux s'efforcent à présent de les atténuer.
Néanmoins, l'accord est unanime en ce qui concerne les trois hypothèses fondamentales, à savoir
1) que l'univers est régi par le Temps cyclique
2) que l'âme individuelle, en tant que microcosme, est soumise à la même loi de cause et d'effet que le macrocosme,
3) que la délivrance de cette forme d'existence constamment changeante est finalement possible pour tous.
Le lecteur est à présent familier avec quatre termes techniques qui reviendront tout au long de cet ouvrage - dharma, moksha, samsâra et karma. Il en est un autre qu'il convient peut-être de faire intervenir maintenant, celui de brahman. Ce terme fera l'objet de notre second chapitre; le bien comprendre, c'est comprendre l'hindouisme tout entier, car l'hindouisme «classique», dont nous avons esquissé plus haut les conceptions fondamentales, est également appelé «Brahmanisme», la religion de brahman; et brahman peut désigner, soit le substratum éternel de l'univers dont procède le «dharma éternel», soit encore les prérogatives spirituelles de la caste des Brahmanes, lesquelles constituent la pierre angulaire de l'édifice social hindou tout entier. Il existe donc un lien causal entre le brahman éternel, fondement de toute existence, et la caste brahmane; et c'est pour cette raison que les Brahmanes étaient considérés comme des dieux sur la terre.
Nous aurons à revenir sur cette relation dans un chapitre ultérieur pour l'instant, nous devons nous borner à examiner le terme seul de brahman. Dans les textes les plus anciens, brahma peut être grosso modo pris comme équivalant à «sacré» - formule sacrée, chant sacré, action sacrée. Plus tard, étant donné que le «sacré», tel qu'il se manifestait dans les rites, était perçu comme le lien conjoignant l'homme temporel avec ce qui est éternel, on en vint à l'utiliser pour représenter l'éternel à la fois en ce qu'il est lui-même au-delà du temps et de l'espace, et tel qu'il se manifeste dans le monde phénoménal.
Selon la terminologie de l'hindouisme classique, ce mot désigne donc l'état qui est naturel à l'âme libérée (moksha), ainsi que la source dont toute existence phénoménale tire son être ; c'est le lien entre le monde du samséra qui est conditionné par l'espace et le temps, la cause et l'effet, et moksha qui les transcende tous quatre c'est en même temps l'Etre éternel et la source immuable de tout changement.
C'est moksha, et c'est aussi le dharma « éternel », car ce dharma est la loi qui tout à la fois est enracinée dans l'éternel et gouverne le monde du samséra composé, en fait, des innombrables karmas individuels, ou actions des individus.
Brahman - dharma - moksha - samsâra - karma tels sont les concepts de base de l'hindouisme classique.
Aucun d'entre eux ne correspond à ce que nous appelons Dieu, et ce n'est donc pas sans raison que le grand encyclopédiste musulman Al-Bîrûnî, qui s'était livré à une étude approfondie de l'hindouisme dans les textes sanscrits originaux, déclarait que les hindous «diffèrent totalement de nous en matière de religion, car nous ne croyons à rien de ce à quoi ils croient, et vice versa» car l'Islam, dans l'optique duquel écrivait Al-Bîrûnî, constituait lui-même une branche issue du judaïsme et, pour ce dernier, la religion tout entière se résume en une obéissance révérencielle au Dieu unique, saint et transcendant, totalement autre que tout ce qu'Il a créé. Pour l'hindouisme rencontré par Al-Bîrûnî, la nature de Dieu et jusqu'à son existence même étaient d'importance secondaire.
Du point de vue historique, on peut, conventionnellement et pour plus de commodité, diviser l'hindouisme en quatre périodes distinctes.
• La première, qui a pour principal monument littéraire le Rig-Veda, est nettement polythéiste et manifestement apparentée aux religions des autres nations indo-européennes.
• Ceci évolue vers un monisme panthéiste qui considère que le Tout est centré sur l'Un ou entièrement identifié à l'Un dans sa forme extrême, l'âme humaine individuelle est identifiée à l'Absolu.
Cela revient à détrôner les dieux et à mettre l'âme humaine à leur place.C'est là l'hindouisme tel qu'il a été récemment revivifié à la fois en Inde et bien au-delà de ses frontières, dans le monde occidental : tout l'accent y est placé sur moksha, la libération de l'âme humaine du temps, de l'espace et de la matière. Pour beaucoup, ceci constitue la plus haute vérité religieuse dont toutes les formes de religion, hindoue ou autres, ne sont que des manifestations imparfaites et impermanentes.
• La troisième phase, et peut-être la plus importante, est l'apparition au sein de l'hindouisme de forts courants monothéistes, d'une part, et de la cristallisation et de l'ossification du système des castes d'autre part. La préoccupation de libérer l'âme de la servitude du temps et de la matière est remplacée par une adoration éblouie de Dieu, c'est-à-dire des grands dieux traditionnels, Vishnou et Shiva, considérés à présent par leurs fidèles comme la Réalité suprême et le Seigneur absolu. Cette religion de dévotion aimante, ou bhakti, devint la véritable religion de la masse du peuple et l'est restée depuis. Il n'était pas facile de la faire entrer dans le système général de l'hindouisme classique, avec sa conception presque déterministe du monde phénoménal et l'accent qu'il met sur moksha comme but final de l'homme. Nous verrons par la suite comment on y parvint.
On a dit trop souvent que l'hindouisme considère le monde comme une illusion. Cela n'a jamais été vrai de l'hindouisme dans son ensemble, mais seulement d'une seule école de philosophie védanta qui, bien qu'elle soit actuellement prédominante, n'est elle-même qu'une des six écoles philosophiques : cela n'a jamais valu pour les écritures sacrées ni pour la religion populaire. Néanmoins, il est exact de dire qu'il existe et, sauf pour la toute première période, qu'il a toujours existé une double tension à l'intérieur de la religion hindoue - l'aspiration à être délivré de ce monde, laquelle est admise par tous comme but final de l'homme, d'une part, et l'obligation pour l'homme de faire ce qui est juste dans ce monde, d'autre part, la tension entre moksha et dhama - et, en second lieu, la tension de deux types de dharma, le sanâtana dharma, ordre moral absolu qui ne peut jamais être défini de façon précise, mais qui est cependant perçu comme possédant une valeur absolue, et le dharma de caste et de droit canon
tel qu'il est formulé dans les divers livres juridiques. Ces tensions se manifestent avec le plus d'évidence dans la grande épopée de l'Inde, le Mahâbhârata, qui embrasse, dans sa vaste étendue, chaque subtilité, chaque nuance de l'hindouisme classique, tant ses formulations orthodoxes que les protestations indignées que celles-ci provoquèrent.
L'hindouisme est, ou était, aussi bien un système social qu'une religion. Nous avons déjà indiqué quelles sont ses notions fondamentales transmigration, roue de la naissance, de la mort et de la renaissance, espoir d'être délivré de cette servitude, tel est le cadre idéologique dans lequel il se meut. Son cadre social, dès les temps les plus primitifs, a été le système des castes qui, jusqu'à une époque très récente, est devenu de plus en plus rigid; de plus en plus compliqué, et s'est de plus en plus identifié à l'hindouisme en soi. En fait, jusqu'à il y a environ un siècle, l'acceptation du système des castes était considérée par les orthodoxes comme le seul critère effectif permettant de distinguer si l'on était ou non un hindou. En matière de croyances, il importait peu, ou point du tout, que ion croie à un dieu, ou à plusieurs, ou à aucun; la façon dont on interprétait la «délivrance», ou le fait de rejeter complètement cette notion, n'avaient guère d'importance non plus, pourvu que l'on remplît les obligations imposées par sa propre caste. C'était là un des traits distinctifs de l'hindou; l'autre, bien moins rigide encore parce que bien moins facile à déceler, était de reconnaître le Veda comme vérité révélée. Ignorer la caste ou rejeter le Veda, c'était se placer en dehors de l'hindouisme. C'est cela, et non pas ses opinions philosophiques, qui exclut du sein de l'hindouisme le Bouddha et le dharma qu'il fonda.
La quatrième phase de l'hindouisme, nous la vivons aujourd'hui elle consiste à nier ce qu'il était jadis et à réaffirmer son essence spirituelle. Cette réestimation de l'hindouisme a été préparée par les mouvements réformateurs du XIX° siècle, mais elle n'atteignit et ne toucha les cours du peuple Indien tout entier qu'avec la venue d'un saint qui parut incarner tout ce qu'il y avait de meilleur dans l'hindouisme, Mahâtma Gandhi. Car c'est lui qui prêta son énorme prestige à l'attaque contre ce que les plus nobles esprits de l'Inde avaient considéré depuis des siècles comme un ver rongeur au cour même de leur religion, le système des castes lui-même et son affreux corollaire, la création d'un prolétariat religieux privé de liberté, les hors-caste ou intouchables. Gandhi montra la discordance éclatante entre les deux dharmas la «loi éternelle» qui est si «difficile à connaître», mais qui était gravée dans la conscience sociale de l'Inde, et ce que l'on apercevait à présent n'être qu'un dharma créé par, lequel sanctionnait un système social devenu monstrueusement injuste. La tension qui, durant des siècles, avait existé entre les deux dharmas, était brutalement placée en plein jour; et il n'est pas fortuit que Gandhi ait été tué par la main d'un hindou orthodoxe.
Ainsi, alors qu'il était autrefois possible de définir un hindou comme celui qui accomplit ses devoirs de caste et accepte le Veda comme vérité révélée, cette formule simple ne vaut plus, car l'hindouisme, aujourd'hui, plus que toute autre religion, est remis en question les conceptions que l'on tenait auparavant pour essentielles sont en train d'être écartées, mais le noyau demeure, et c'est de ce noyau que traite principalement ce livre.
Le corpus de la littérature sacrée de l'hindouisme est énorme. Il se divise en deux catégories distinctes dont le degré de sainteté est respectivement plus et moins grand sruti et smrti. Le premier de ces deux termes signifie littéralement «entendre», le second «mémoire». Sruti comprend le Veda lui-même et est considéré comme éternel, la «Parole» éternelle entendue par les Rshis ou «sages» d'une antiquité immémoriale c'est la vérité éternelle, la «sagesse» ou «connaissance» éternelle, car telle est la signification du mot veda.
Le Veda tel qu'il nous est parvenu est historiquement divisible en trois catégories :
-les Samhitás ou «collections» d'hymnes et de formules,
-les Brâhmanas ou textes sacrificiels,
- les Aranyakas ou «traités des forêts», dont l'apogée est constituée par les Upanishads, traités ésotériques qui cherchent à intérioriser le symbolisme du rituel du sacrifice.
Le Veda dans son ensemble reflète les deux premières phases de l'hindouisme que nous avons distinguées plus haut. La première d'entre elles n'offre actuellement qu'un intérêt purement historique, car le Rig-Veda, le plus ancien des Samhitâs ou «collections», représente un type de religion extravertie, acceptant la vie, et qui fut très vite engloutie dans une forme introvertie et ésotérique de religion; celle-ci constitue l'une des composantes essentielles de tous les développements ultérieurs de cette religion aux multiples aspects.
Ce tournant est atteint avec les Upanishads et leur double quête du «soi» éternel (âtman) à l'intérieur de l'homme et du fondement éternel de l'univers en dehors de lui (brahman). Cet aspect de l'hindouisme, son «monisme panthéiste», a peut-être été mis trop en relief à notre époque; bien qu'il soit certainement important, ce n'est là qu'un des nombreux brins qui concourent à composer la riche tapisserie de l'hindouisme ; car les Upanishads marquent la fin de Sruti et le début de smni.
Smrti, «la mémoire», théoriquement n'est pas placée au même niveau que Sruti, «la vérité éternelle» : c'est ce dont la race «se souvient» et qui est transmis de génération en génération. Ce qu'inclut exactement smrti n'a jamais été précisé avec la même rigueur qu'en ce qui concerne Sruti : ce dernier terme comprend le Veda et rien d'autre.
En revanche, smrti est généralement considérée comme comprenant les Sûtras (aphorismes au contenu habituellement philosophique), les Livres de Droit (livres traitant du dhanna dans son acception la plus étroite), les Purânas (longs ouvrages mythologiques en vers à la louange de l'un ou l'autre des grands dieux) et enfin, et ce ne sont pas les moins importants, le Mahâbhârata et le Ramayana.
Enfouie au sein du Mahabharata se trouve 1'oeuvre la plus importante, celle qui a exercé le plus d'influence, et la plus lumineuse de toutes les Ecritures hindoues la Bhagavad-Gita, ou «Chant du Seigneur». Elle représente un tournant de l'hindouisme, car
c'est là qu'apparaît pour la première fois un élément totalement nouveau dans la spiritualité hindoue - l'amour de Dieu pour l'homme et de l'homme pour Dieu.
Le Rig-Veda a connu bien des dieux, mais aucun d'entre eux ne parvint à une prééminence indiscutée comme, par exemple, Zeus en Grèce et Jupiter à Rome. Au contraire, les vieux mythes perdirent leur saveur, et ils furent remplacés par des concepts impersonnels, tels que brabman, qui en vint à désigner à la fois le fondement de l'univers et ce qui est immortel dans l'âme humaine. Il est vrai que dans les Upanishads scintillent les premieres lueurs d'une interprétation théiste de l'univers; mais c'est seulement dans le Mahâbhârata, et plus spécialement dans la Bhagavad-Gîtâ, que Dieu se dégage lentement de l'univers dont il est encore la substance aussi bien que la cause efficiente, et qu'il confronte l'homme de personne à personne.
La Bhagavad-Gîtâ se trouve être ainsi la ligne de démarcation qui sépare le monisme panthéiste des Upanishads du théisme fervent des cultes populaires ultérieurs.
Bien que n'étant pas placée au rang de fruti, elle est cependant le centre autour duquel va tourner par la suite tout l'hindouisme, et son attrait est si grand que s'en réclament, non seulement des hindous orthodoxes, mais aussi des hindous modernes et modernistes, dont le moindre n'est pas Mahâtma Gandhi lui-même. C'est la source sacrée d'où découlent naturellement les cultes populaires d'adoration passionnée de Dieu (que ce soit Vishnou ou Shiva). Depuis l'époque de la Gîtâ, l'hindouisme est devenu de plus en plus monothéiste, bien que la tendance panthéiste demeure et soit encore très vivante de nos jours.
Tout à fait à part de la Gîtâ, cependant, le Mahâbhârata, la gigantesque épopée indienne, dont la Gîtâ ne constitue qu'une minuscule partie, comprend en son sein la totalité de l'hindouisme comme aucun autre livre ne peut espérer le faire et cela, non seulement parce que de grandes parties en sont consacrées à des discussions purement religieuses, mais aussi parce que son héros, Yudhishthira, incarne le dilemme hindou entre les deux dharmas que nous avons esquissé plus haut. Son dilemme est d'autant plus poignant qu'il est lui-même le fils et l'incarnation du dieu Dharma qui régit la droiture et la vérité. Cependant, il est constamment forcé, contre son gré et son jugement, d'accomplir des actions qu'il sait être mauvaises : soit qu'elles constituent une partie intégrante de son devoir religieux (dharma) en sa qualité de guerrier, soit que Krishna, lui-même Seigneur suprême incarné et dont il serait blasphématoire de ne pas exécuter les commandements, les lui ordonne.
On dit souvent que l'hindouisme est tellement obsédé par sa recherche de la «délivrance» qu'il a peu de chose à dire au sujet de la moralité quotidienne et des relations de l'homme avec son semblable. Cela provient en partie de ce qui semble être l'absence d'une optique convenable de la part d'un grand nombre d'apologistes hindous modernes eux-mêmes; en outre, on exagère l'aspect philosophique de l'hindouisme, lequel, tout important qu'il soit, ne touche pas le coeur de l'hindou moyen et ne suscite pas chez lui une résonance religieuse.
On a également tendance à mettre l'accent sur l'élément upanishadique de l'hindouisme aux dépens de l'aspect plus terre à terre que nous trouvons dans les Epopées. Car, tandis que
dans le Mahâbhârata nous avons, in pavo, la totalité de l'hindouisme sous sa myriade d'aspects, nous apercevons dans le Râmâyana ce que les hindous conçoivent comme une vie parfaite - la vie vécue par le dieu Vishnou dans son incarnation en tant que Râma. C'est donc vers la littérature épique que nous devons nous tourner si nous voulons comprendre le concept hindou de dharma - «droiture», «moralité» ou «conduite vertueuse» s'appliquant à ce monde.
La tension entre dharma et moksha n'est peut-être jamais résolue, mais, au moins dans la Grande Epopée, nous percevons que les deux concepts étaient considérés comme deux facettes de la même chose, que dharma au sens d'«action juste» était le corollaire et le prélude de la participation à l'infini.
Les Epopées et les Puranas sont les grandes réserves de l'hindouisme dévotionnel, et ils marquent la fin de la période «classique» dans laquelle le sanscrit demeurait le langage des Ecritures sacrées.
L'hindouisme officiel, avec le Veda comme livre sacré et source unique de sagesse infaillible, s'était de plus en plus identifié au système des castes, lequel avait été institué et étayé par la plus haute caste, celle des Brahmanes, et seules les classes «deux fois nées» avaient accès à cette sagesse salvatrice. La classe la plus basse, les Sûdras, n'avait aucun droit d'accès au Veda; il en allait de même pour les femmes et aussi, bien entendu, les hors-caste.
Ce fut donc principalement pour satisfaire les besoins de ces personnes religieusement privées de droits qu'une religion purement dévotionnelle se développa dans la littérature srnrti, car cette dernière, étant donné qu'elle ne participait pas à la sainteté absolue du Veda, était disponible pour tous et, avec elle, le message de l'amour de Dieu pour tous les hommes, sans égard aux différences de caste.
Comme ce nouveau type de religion s'adressait à tous les hommes et n'était pas réservé aux castes supérieures seules, une vaste littérature se mit à fleurir dans les diverses langues parlées de l'Inde, à la manière dont la rédaction des hymnes se développa dans l'Europe protestante après la Réforme. En fait, le sanscrit conservait sa situation particulière de langue sacrée par excellence, mais ce qu'il y avait de plus vital dans l'hindouisme put alors s'exprimer dans des langages que tous pouvaient comprendre. C'est cela, le triomphe de la
bhaki, l'adoration amoureuse d'un Dieu personnel, qui constitue la troisième phase de l'hindouisme, et il se reflète aussi dans les théologies des philosophes védantins ultérieurs, qui rejetèrent l'ontologie moniste classique élaborée par le grand Shankara au IXe siècle avant notre ère.
La dernière phase date de l'occupation britannique et culmine dans une attaque résolue de tout le système des castes, à laquelle Gandhi, dans la dernière partie de sa vie, apporta le poids de son immense autorité morale. Grâce, dans une large mesure, aux activités des missions chrétiennes, l'hindouisme s'intéressa de plus en plus à une organisation juste de la société - au dharma social et, en conséquence, au service social et à la réparation d'énormes inégalités
sociales basées sur des tabous remontant à la nuit des temps et sanctionnés par l'autorité religieuse.
La lutte entre l'ancien et le nouveau, dans laquelle il semble que le nouveau doive triompher à la fin, quelque longue et dure que soit cette lutte, dure encore. L'hindouisme traverse une période de crise qui menace les assises mêmes sur lesquelles il s'était édifié jusqu'alors, et il est encore trop tôt pour voir comment et dans quelle direction il se transformera ; mais il lui faut se transformer, étant donné que dans la société hautement industrialisée qui commence déjà à engloutir l'Inde, les tabous liés à la caste ne peuvent survivre; et bien peu de gens aujourd'hui, d'ailleurs, à l'exception des orthodoxes les plus rigides, ne souhaitent les maintenir.
Cela ne signifie pas que le sanatana dharma, le dharma éternel lui est la propriété spéciale du peuple indien, disparaîtra ; car ce dharma, bien qu'il puisse être «subtil» et «difficile à connaître», est ce qui donne à l'hindouisme dans toutes ses phases le parfum doux-amer qui lui est particulier - parfum d'oubli de soi et de renoncement, certes, mais aussi d'une soif de justice dans un monde injuste, et désir constant de la vérité où qu'elle se trouve. Rien ne l'incarne mieux que la figure légendaire de Yudhishrhira, le doux et compatissant «Roi de justice», et dans le personnage historique de Mahatma Gandhi, qui déclarait que la Vérité est Dieu.