Voici l'introduction du livre "politique du rebelle" de Michel Onfray qui date de 1997. Cette introduction est un chef d'oeuvre pour tout écorché vif comme moi. Pour toute personne vraie depuis l'enfance. Pour toute personne qui n'a jamais pu apprécier l'usine, le monde de l'entreprise, les petits chefs, les collègues morts de peur qui sont prêts à toutes les injustices pour garder leur place. Ce texte explique exactement ce que j'aurai aimé écrire à l'époque de toutes ces souffrances et que j'écrirai un jour peut être. Onfray n'est pas énervé pour la posture. Il est énervé car il est normal de l'être. Ce qui est anormal selon moi c'est de ne pas l'être. Ce que nous nous imposons est stupide. Non seulement c'est stupide mais c'est inutile et générateur de souffrances inutiles également. Ce texte raconte l'histoire du petit gars Onfray qui va être un esclave comme papa mais qui finalement décidera de tout faire pour ne pas aller à l'usine. Ce qui donne Onfray. Qui a aussi démissionné de l'éducation nationale. Qui est un vrai philosophe selon moi.
Je sais ma fibre anarchiste depuis mes plus jeunes années, indistinctement, de manière confuse et trouble, sans que j'aie pu poser un nom sur cette sensibilité issue des viscères et de l'âme.
Dès l'orphelinat de Salésiens où je fus envoyé par mes parents à l'âge de dix ans, dès la première main levée sur moi, dès les premières vexations infligées par les prêtres, dès les autres humiliations contemporaines de mon enfance, plus tard, à l'usine où je fus quelques semaines, puis à l'école ou à la caserne, j'ai rencontré la révolte, connu l'insoumission.
L’autorité m'est insupportable, la dépendance invivable, la soumission impossible. Les ordres, les invites, les conseils, les demandes, les exigences, les propositions, les directives, les injonctions me tétanisent, me vrillent la gorge, me tordent le ventre. Face à tout commandement, je me retrouve dans la peau de l'enfant que je fus, ravagé de devoir reprendre la route du pensionnat pour la quinzaine qui était devenue la mesure de mes incarcérations et de mes libérations.
Presque trente ans après mon entrée dans cette pension, je constate ma peau hérissée, ma volonté arc-boutée et ma violence sous-jacente dès qu'apparaissent des velléités d'accaparement de ma liberté. Seuls peuvent me supporter et vivre dans mon entourage le plus proche ceux qui acceptent cette chair blessée, cette écorchure encore à vif et cette incapacité viscérale à supporter un quelconque ascendant. On obtient ce que l'on veut de moi sans demander, rien dès que pointe ce qui peut s'apparenter à l'expression d'une puissance qui me mettrait en péril ou entamerait ma liberté.
Je n'ai que tardivement, vers l'âge, de dix-sept ans, découvert qu'il existe un archipel de rebelles et d'irréductibles, un continent de résistants et d'insoumis qu'on appelle des anarchistes. Stirner me fut un viatique, Bakounine un éclair trouant mon adolescence. Depuis mon abordage sur ces terres libertaires, je n'ai cessé de me demander comment, aujourd'hui, on pouvait mériter l'épithète anarchiste.
Loin des options datées du siècle dernier ou des démarquages de ce qui relève encore du christianisme dans la pensée anarchiste des grands ancêtres, je me suis souvent interrogé sur ce que serait, en cette fin de millénaire, une philosophie libertaire ayant pris en considération deux guerres mondiales, l'holocauste de millions de Juifs, les camps du marxisme-léninisme, les métamorphoses du capitalisme entre le libéralisme échevelé des années 70 et la planétarisation des années 90, et surtout l'après Mai 68.
Avant de parvenir à ces zones contemporaines, je voudrais raconter l'hypothèse d'informations qui travaillent d'abord les viscères, le corps, la chair. Je souhaiterais retourner à des sapiences qui touchent en premier lieu une viande, une charpente, un système nerveux. J'aimerais retrouver l'époque où s'inscrivent dans les plis de l'âme les expériences génératrices d'une sensibilité dont on ne se départit jamais, quoi qu'il arrive ensuite.
Mon propos est une physiologie du corps politique. Je tiens que, pour moi, l'hédonisme est à la morale ce que l'anarchisme est à la politique : une option vitale, exigée par un corps qui se souvient. Ce douzième livre complète les précédents qui invitent tous à une philosophie du corps réconcilié avec lui-même, souverain, libre, indépendant, autonome, jubilant d'être ce qu'il est plutôt que souffrant dans les rets de l'idéal ascétique. Je n'imagine pas de philosophie sans le roman autobiographique qui la permet.
Tout commence avec le corps d'un enfant épouvanté par l'usine du village qui souffle vapeurs et fumée par ses naseaux, tel un animal monstrueux et fabuleux. Son ventre grouille de bruits sourds et réguliers, longs et lents, noirs et inquiétants : des moteurs, des souffleries, des machines magiques, des zé-brures de fer, des grondements d'acier, des palpitations de rouages et de longs jets de brumes fades ou saturées d'odeurs écœurantes.
Ainsi m'apparaît la fro-magerie du village dans les rues du-quel j'ajuste mes premiers pas. L'usine rejette dehors des brouillards menaçants pour l'enfant que je suis. Je vais régulièrement de la maison de mes parents aux frontières de cet animal furieux pour remplir une timbale de lait et revenir en sentant dans ma main creusée le poids et la rondeur bosselée du manche de bois écaillé de peinture rouge.
Le liquide pèse et tire mon bras. Je me souviens de la différence entre un aller léger avec un récipient vide qui oscille à mon poignet et que je fais sonner en le jetant de temps en temps contre les murs, et le retour avec un contenu qui débordera si je ne prends garde à la stabilité de l'ensemble. Alors le lait coule en filaments crème le long de l'aluminium, voire, l'été, sur mes jambes nues.
Qui donc m'avait appris cette magie de la force centrifuge avec laquelle on pouvait, en faisant vivement tourner autour de l'axe de son épaule la timbale tenue en poids mort le long de son bras, réaliser une rotation intégrale sans qu'une seule goutte de lait s'échappe du récipient ? La réponse me revient aujourd'hui, en écrivant: un complice d'école primaire mort il y a peu d'un cancer généralisé.
De ces sons mats de l'aluminium cogné le long du mur à ce souffle, ce sifflet d'air après les mouvements que, plus tard, j'expérimentai avec l'encensoir dans la sacristie les jours de messe, il m'apparaît que je découvrais le monde, en morceaux, par fragments.
J'allais donc chercher tous les deux jours ce lait donné par le patron de l'usine à ses ouvriers - mon père travaillait à sa ferme, ma mère au ménage dans son château, comme on disait. Je longeais l'animal et pénétrais parfois la fumée qui sortait des ventilations pratiquées dans les fenêtres occultées avec les carreaux de verre épais qui séparaient ces entrailles et la peau du village. En conquérant de brouillards magnifiques, en conquistador de contrées saturées par des fogs usinés, j'entrais dans ce monde comme on pénètre dans des grottes sombres, des anfractuosités mystérieuses où l'on s'attend à tomber nez à nez avec un animal préhistorique. Je ne savais pas alors que je serais face à un dragon dont, depuis, j'ai conservé la haine.
Dehors, dans le froid des hivers ou la lumière des étés, je retrouvais cette vapeur comme un signe de proximité avec le Léviathan. De l'intérieur me parvenaient des bruits sourds, secs, froids, nets, des hurlements composés au métronome, des gémissements mécaniques et des furies travaillées par un vent méchant. Longtemps, je ne sus de cette baleine blanche que les lèvres, la gueule, en ignorant tout de son ventre.
Autour d'elle, tels des marins en partance pour des bancs de poissons non loin de continents hyperboréens, les laitiers partaient dans la nuit, comme les terre-neuvas embarquent pour des mondes lointains : les camions quittaient l'usine en théories, en processions.
Réveillé par eux et leurs mouvements nocturnes semblables à ceux des méharistes s'enfonçant dans le désert, j'entendais d'abord les bidons qui s'entrechoquaient dès le ralentissement, non loin du stop, près du carrefour. Puis les nouveaux brinquebalements au redémarrage avant éparpillement aux quatre points cardinaux. À mes yeux d'enfant, mon oncle était de ces guerriers de la laiterie, un genre de chevalier levé aux aurores quand le village dormait encore.
Au bout des chemins tracés dans les verdures alors menaçantes, encore dans la nuit, ils chargeaient les bidons dans leur camion et descendaient les autres, que le paysan retrouverait vides dès son lever. Cette noria permettait l'alimentation de la bête restée au village. De retour très tôt à l'usine, les laitiers rapportaient le lait en quantité et je voyais alors le ventre de l'animal rempli jusqu'au bord, aux limites du vomissement.
J'imaginais le débordement du liquide gras et blanc par-dessus les bidons, les cuves, les containers, les gigantesques marmites d'acier qui rivalisaient en monstruosité avec la majesté du donjon médiéval qui domine le village. Puis l'envahissement des rues, des maisons, des commerces, de mon école, de la boulangerie où j'allais chercher le pain dans les lueurs vacillantes du petit matin.
Vagissements, plaintes contenues, bruits étouffés, mugissements modulés en longues phrases, grondements des moteurs et des ventilations, l'usine m'était interdite sous peine de découvrir là un univers peuplé de monstres, de furies, d'horreur et de damnés; j'étais autorisé au seul abord de ce que l'on appelait les quais, débarcadères des nombreux bidons.
M'enfonçant dans l'air de plus en plus saturé par le bruit, la vapeur et l'activité laborieuse, j'empruntais un petit escalier de fer, toujours ruisselant, toujours glissant, pour parvenir à un endroit où la lumière tombait dru d'un trou pratiqué dans le plafond. La plate-forme était envahie par un serpent de fer et d'acier, de chaînes et d'huile, sur lequel les bidons avançaient régulièrement, de l'arrière du camion où on les déchargeait aux cuves où moussait le lait vidé avant d'être englouti par l'usine.
Là, soit je me servais, malhabile, maladroit, soit on emplissait pour moi le récipient. Parfois, un adulte velu, toujours le même, plongeait la mesure dans le lait et versait le contenu dans ma timbale; de temps en temps des gouttes coulaient sur ses avant-bras et le mélange des poils bruns et des filets blanchâtres m'écœurait.
Deux mots, de lui à moi, et je repartais, le bras lesté, laissant derrière moi l'usine menaçante pour retrouver le village. La limite était perceptible à la hauteur du hangar à vélos où, sous les tôles, les bicyclettes étaient pendues comme des carcasses sanguinolentes à des crocs de boucher, attendant qu'après la journée de travail les ouvriers viennent dépendre leurs victimes exsangues.
La cour était traversée par des corps en mouvement, comme sur une scène de théâtre : certains, droits, raides, propres, dignes, habillés en tenue de ville; d'aucuns, plus voûtés, plus courbés, plus sales, plus accablés, en bleus de chauffe, cottes ou salopettes; d'autres, enfin, tordus, vrillés, écrasés par un poids dont j'ignorais la provenance, hantaient l'espace et allaient, pareils à des fantômes échappés de je ne sais quelle sombre douve.
Ici se croisaient les gens des bureaux et de la comptabilité, ceux de l'entretien et de la mécanique, ceux de la production et des travaux pénibles. Mon enfance côtoyait ces mouvements de troupe, déjà imbibée de la révolte qui fait aujourd'hui mon irréductibilité viscérale.
Les paysans allaient et venaient aussi, conduisant des tracteurs cahotants, bruyants et fumants. Derrière eux, ils tiraient en attelage des tonnes métalliques dans lesquelles ils versaient le sérum du lait avec lequel on avait fait le beurre.
Ce petit-lait, clair, légèrement verdâtre, débordait au gré des cahots dans la cour. Des traces liquides se dessinaient sur le sol, cartographies magiques et mystérieuses, salement parfumées d'une odeur piquante et acide. Enfant, j'enjambais ces flaques laissant derrière moi l'animal et ses dégorgements pour retrouver petit à petit, aux dimensions de mon pas, la rue qui descendait au village.
Le hameau était construit autour de cette usine : cinq cents habitants, cent vingt employés. Tous y avaient travaillé, y travaillaient ou y travailleraient. Les commer- çants, l'école, le conseil municipal, les artisans, le médecin, les cafés, le pharmacien, la poissonnière, tous tenaient de cette entreprise l'essentiel de leur substance et de leur subsistance. Le patron de l'usine vivait en dandy, grand seigneur méchant homme, beau, élégant, amateur de voitures puissantes et de femmes, comme on aime les chevaux, de costumes superbement coupés et de chaussures italiennes sur mesure. Et aussi de parfums entêtants.
Son nom était celui de ses fromages et de sa fromagerie, mais dans l'usine, on l'appelait par son prénom: Monsieur Paul. Mes parents lui devaient leur emploi et mon père quelque gratitude, notamment parce qu'il avait prêté une voiture pour conduire sur sa fin ma grand-mère à l'hôpital. On l'aimait comme alors le paternalisme rendait possible ce genre d'amour. Il possédait tout, du ventre des femmes qu'il élisait aux maisons qu'il collectionnait dans le village.
Je reçus ma première lettre d'embauche le jour de la fête de mon père, l'année de mes seize ans. Je venais de passer le bac de français et attendais la reprise de l'année scolaire 1975-76. Ce devait être mon premier contact avec le ventre de l'animal, l'intérieur de la machine. Il y en eut un autre, deux années plus tard, en 1977, alors qu'une saison de philosophie à l'université, en dilettante, m'avait conduit à mes dix-huit ans et au vide qui s'ouvrait devant moi.
Je voulais être conducteur de train à la SNCF, qui m'avait refusé, et tentais de repousser le plus loin possible la date de mon incorporation à l'armée... Je pénétrai donc dans les entrailles de la bête le 1er juillet 1975 à sept heures le matin.
Si la pension n'avait brisé l'enfant en moi pour me propulser dans le monde brutal des adultes dès l'âge de dix ans, je serais devenu vieux ce jour-là, à cette heure-là. Je n'ai pas oublié ce que j'ai appris dès cette date et ne l'ai jamais négligé depuis, quels qu'aient été mes trajets, quels qu'aient été les lieux où j'ai traîné ma curiosité et mon désir inextinguible d'expériences.
Les portes souples et isolantes en plastique rayé par les froissements des allées et venues se sont ouvertes pour moi ce matin-là. J'ai laissé ce qui me restait d'enfance à leur limite et suis définitivement devenu adulte en franchissant cette barrière initiatique.
Je vis alors les glaires qui tapissent le ventre de l'animal, ses poumons brûlés et sales, son système digestif où se fomentent les exhalaisons et les putréfactions de son haleine, j'ai regardé la carcasse dont il était fait, les murs humides, trempés d'une transpiration tiède et visqueuse, les pavés glissants et recouverts d'une pellicule grasse, les allées et venues avec palettes et chariots divers qui transportaient la nourriture, la matière à transformer, à digérer, à régurgiter, à rendre solide, liquide, à métamorphoser en pâte, en rubans de beurre et coulées de crèmes épaisses et fades, en camemberts. De l'intérieur, je découvrais enfin ce qui faisait l'épicentre de l'usine, imaginé pendant des années et décrypté d'un seul coup.
Et puis j'y voyais des hommes et des femmes, peu d'hommes, essentiellement des femmes. Les premiers travaillaient dehors, sur le quai, au déchargement, à conduire les camions, à assurer l'entretien; les dernières au contact des liquides, de la matière en gésine, en gestation, en perpétuelles transformations, du côté des levures, des bactéries, des proliférations de champignons, des coulures et des tremblotements de masses caillées.
Je fus affecté au salage en compagnie d'un ancien ouvrier des abattoirs qui me racontait le sang brûlant bu à la carotide des taureaux abattus ou les foies crus déchiquetés à pleines dents en forme de concours avec ses compagnons de travail. Il me conta aussi la Légion étrangère et son engagement dans l'armée.
Tous les deux, nous travaillions au saumurage des fromages. Lui, avec un palan, immergeait un assemblage de clayons d'acier et de fromages frais dans d'immenses bacs d'eau salée creusés dans le sol; moi, je récupérais l'ensemble, dégoulinant de saumure, avec pour tâche de déplacer à la main ces fromages, de les disposer de façon à ce qu'ils ne se touchent pas au moment de l'arrosage bactérien. Botté, coiffé d'un calot, habillé de blanc dans des vêtements qui jamais ne furent à ma taille, je m'acquittais au mieux de ma tâche.
Des erreurs de plaçage ou d'emboîtage des clayons pouvaient induire l'effondrement de tout l'édifice. Alors plusieurs dizaines de fromages tombaient et roulaient au sol. Ce qui ne manquait pas d'enclencher soit le rire, soit la colère sans nom du mangeur de foie cru.
L'entrée dans le hâloir, puis dans le lieu du salage, me soulevait le cœur et me donnait envie de vomir. Après l'odeur de métal rouillé des vestiaires, où l'on se défaisait de ses vêtements civils pour revêtir la tenue de travail, il fallait supporter les effluves de mauvais vins, de cidres avariés ou de charcuterie débordant des sacs en papier du casse-croûte de la matinée. Enfin, la journée de travail se passait dans des tissus saturés de sueur, de larmes, de sérum, de présure, de saumure, voire de glaires accrochées aux murs et dégoulinant sur le corps dès qu'on les frôlait un peu trop.
Les odeurs de transpiration se mêlaient au petit-lait qui mouillait les cheveux et coulait sur le visage. Aux coins de la bouche, sur les lèvres, on trouvait parfois mélangées des saveurs de sel dont je me demandais ce qu'elles devaient aux pleurs de colère, aux salissures saumurées, aux traces sudoripares.
Le corps devenait une mécanique intégrée dans l'ensemble des fonctions de l'animal: respiration, digestion, circulation, flux d'airs et de vents, d'odeurs et de miasmes, de solides et de liquides, de travail et de douleurs, d'hommes et de femmes.
L'usine vivait à la manière d'un Léviathan embusqué dans les marécages. Les doigts pincés dans les clayons bleuissaient puis noircissaient de sang coagulé, les yeux piquaient à force de liquides brûlants instillés sous les paupières, les nerfs et les os du dos vrillaient l'influx et la colonne vertébrale dans les reins, les muscles des bras tremblaient, tétanisés par la réitération de l'effort et la pensée vagabondait, mais toujours ramenée dans mon esprit au travail et aux conditions dans lesquelles elle s'exerçait.
La peau de mes mains commença à se gondoler, à gonfler, à blanchir, puis à partir, morceau par morceau. De petits fragments, des pellicules, des amas cellulaires grattés à l'ongle se déposaient au creux de mes paumes. Puis de plus grands lambeaux qui, sous eux, laissaient une chair à vif chaque matin arrosée à nouveau de saumure.
Je devenais comme ces fromages dont les croûtes recouvrent une matière tendre : il me semblait qu'un mimétisme transfigurait tout un chacun qui finissait par ressembler à l'objet indéfiniment travaillé, manipulé, ouvragé. Sous la douche, l'eau claire et chaude lavait les douleurs de l'âme et ramenait à la forme humaine, à la consistance métaphysique nécessaire.
Les après-midi, dans les premiers temps, furent suivis d'effondrements, presque d'évanouissements tant la fatigue minait le corps qui explosait dès que la tension faiblissait. Sur l'herbe, dans la campagne où je vagabondais avec un ami compagnon d'infortune, dans un fauteuil, sur un lit, n'importe où, je sombrais en pleine inconscience dans un sommeil abrutissant dont je ne sortais que la nuit venue, comme si une horloge interne me réveillait pour m'inviter à prendre le chemin du lit. Dormir : il n'y avait plus de sens à mon existence que dans cet abandon à la tyrannie de la fatigue.
Après douze heures de sommeil, je repartais au travail encore embrumé par le souvenir de lassitudes rêvées, moulu, harassé, exténué, vidé, hanté encore par les songes vécus eux aussi dans le ventre de la baleine.
Ce corps-là, j'en ai gardé le souvenir intact, sans une once d'entropie. Et je sais qu'il n'est pire esclavage que de sentir, petit à petit, sa chair se modeler, se défaire et se reconstituer autour des impératifs du travail.
Au pied de la chaîne de lavage où des jets de vapeur giclaient parfois en direction du visage de celui qui enfournait les cuves, j'ai travaillé avec un ouvrier fier de l'excroissance apparue à la jonction de son bras et de son avant-bras : une boule de viande, de chair, de muscle, construite et fabriquée par les milliers d'heures consacrées à la répétition du même geste. Dans le vacarme, la vapeur et les trombes d'eau, il me montrait parfois avec un clin d'œil ce signe qui fait le mutant : un animal tout entier dressé pour le travail.
Ma première odyssée dans le ventre bestial cessa avec la fin des vacances. Je lus pour tâcher de comprendre ce monde-là. Marx d'abord, parce qu'il me semblait le seul à parler de ces damnés, à avoir consacré une pensée tout entière au service d'une révolte que, désormais, je savais fondée et légitime. J'aimais Nietzsche et déjà la gauche m'apparaissait comme ma seule famille pensable. Je m'inquiétais du devenir de Marx dans ce Xxème siècle - l'idéal marxiste me passionnait, mais le spectacle soviétique me consternait.
Jean Grenier disait dans l'Essai sur l'esprit d'orthodoxie, qui m'avait enthousiasmé, ce que l'on pouvait savoir, alors, bien avant la publication de Soljenitsyne, de la peste hégélienne en matière politique. Le Parti communiste français dilapidait idéologiquement un capital essentiel et le gâchis me désolait d'autant qu'il me semblait qu'ainsi on s'acharnait sur le corps de ceux qui font face à la douleur au quotidien.
Puis je découvris les grands textes anarchistes. Je sus, dès lors, que j'étais de cet archipel. Stirner et son individualisme radical, Bakounine et son dionysisme libertaire, Jean Grave et Proudhon, puis d'autres, Kropotkine et Louise Michel, toutes pensées roboratives dont certaines n'étaient pas si éloignées de Nietzsche qu'on aurait pu le croire. Ni Dieu ni maître, voilà qui me semblait, et me semble toujours, d'une redoutable actualité et qui paraît bien proche du nietzschéen : Il m'est odieux de suivre autant que de guider.
En même temps que je progressais dans la voie libertaire, je ne trouvais que des textes anciens, pas de références récentes, rien après Mai 68 qui ait la densité et la consistance des classiques du siècle dernier, sinon des comètes, tels Alain Jouffroy ou Marcel Moreau. Les publications libertaires contemporaines sont encore pleines de la poussière du XIXème siècle, tout autant que les librairies anarchistes parisiennes que je visitais de temps en temps lorsque je quittais ma province.
Il y eut le bac, une année à l'université, d'autres lectures et un nouveau voyage dans le ventre de la même bête. Cette fois-ci moins en touriste que la première fois : il s'agissait plus nettement de rentrer dans la vie active, même si rien n'était alors engagé avant les obligations militaires. Nouvelles retrouvailles, vieilles figures, vieux lieux et immuabilité des tâches. Chacun était resté à son poste pendant que j'avais vécu ailleurs ces deux années-là, loin d'eux, oublieux même de leur existence.
Je fus du genre volant, sans tâche fixe, mais itinérant dans l'usine au gré des besoins, pour remplacer la plupart au moment des pauses de la matinée, quand le vin coulait à flots, quand les dents déchiquetaient les sandwiches épais et quand aussi d'aucuns se dépensaient en ruts tragiques, enfermés dans les toilettes ou les douches, pour copuler comme des bêtes dans un zoo. Fabrication, lavage des cuves, présurage, coupage, salage, manutention, plaçage, entretien, bricolage, je fus de toutes les corvées.
Travailler dans les jets de vapeur continuels, sous la pluie de saumure, les mains plongées dans les détergents qui trouaient la peau, le poignet et les doigts tétanisés par les envois de présure à la seringue, le bras ankylosé par les mouvements nécessaires aux déplacements de cuves, les gestes effectués dans une salle chauffée constamment à 33 degrés, une hygrométrie qui faisait ruisseler dès l'entrée dans la pièce, le bruit constant, le petit-lait mouillant et collant les cheveux sur le visage, le sérum qui sautait et giclait à la bouche dès que la pompe vidait le fond des cuves, les brûlures : je crois n'avoir rien ignoré de ce qui faisait le quotidien des différents postes dans l'usine.
La figure du contremaître
Mais le pire fut, dans cet enfer glaireux, la figure humaine du contremaître. Déhanché et déambulant pareil à un singe en quête de victime. Il ne se départissait jamais d'un béret de feutre noir, le même, jour après jour, huileux de crasse, lustré de saleté, frangé d'un feston d'écume dessiné par les couches successives de sueur.
Blouse blanche et bottes noires, il allait et venait, distribuait le travail et contrôlait avec un zèle minutieux ce qui avait été fait. Peu de paroles, des grognements à déchiffrer aussi vite que possible si l'on ne voulait pas risquer un emballement du borborygme en question et l'impossibilité devenue totale de comprendre quoi que ce soit à ses injonctions. Les gestes, les signes cabalistiques, les moulinets de bras, s'ils n'étaient pas compris, devenaient encore plus obscurs, toujours plus confus.
On disait de son couvre-chef - jamais expression ne fut mieux appropriée - qu'il cachait d'affreuses cicatrices après la boucherie d'une trépanation. Chacun pensait trouver là l'explication et la cause de son manque de finesse, sinon de sa franche nature caractérielle. Il était le contremaître, j'étais l'étudiant, un genre d'animal insupportable, quelque chose qui appelle l'intellectuel et signifie la forte tête à mater.
D'autant que, cette fois-ci, j'étais moins un saisonnier destiné à disparaître à la fin du temps convenu qu'une recrue avec laquelle il faudrait peut-être compter au quotidien, et pour longtemps. Car dans l'esprit de la plupart, on entrait à la fromagerie pour la vie...
Je découvris dans ses brimades moins l'expression de la lutte des classes que les effets radicalement pervers de l'exercice du pouvoir sur n'importe quel individu, fût-il normalement constitué.
Son autoritarisme et sa perversion avaient leur équivalent dans l'obséquiosité et la déférence chaque matin exhibée au passage de Monsieur Paul auquel il dit un jour combien j'étais un fauteur de trouble, un mauvais esprit. Son œil d'abruti pétilla lorsqu'il se fut déchargé de sa dénonciation. L'heureux sycophante avait joui pour la semaine, au moins. Le reste du personnel enfouit le regard dans la tâche du moment, pour y perdre un peu plus son âme.
Suivit une convocation au bureau dudit Monsieur Paul remise en bonne et due forme par le contremaître au béret noir. J'allai au saint des saints pendant ma journée de travail et fus reçu par un homme affable, onctueux, affectueux presque.
Il commença par rendre hommage au caractère brave de mon père et au courage de ma mère, ses employés. Je sus dès lors que je n'écouterais guère le reste. Il chargea le trépané, en ajouta sur son compte, et, en nietzschéen d'opérette, me fit une tirade sur ceux-qui-ne-sont-pas-de-la-même-nature, un genre de race des seigneurs à usage local. Peu avare de ficelles, il fit l'éloge de mon mauvais caractère, rendit hommage aux natures et aux tempéraments, me félicita de tel ou tel trait, puis me proposa tout de go un poste de cadre; dans son usine.
Le ciel me tombait sur la tête. Il continua en énumérant les avantages qu'il faisait miroiter comme un bonimenteur de foire. J'expérimentai alors, pour la première fois, la jubilation qu'il y a à dire non.
Les jours suivants, je repris ma place dans l'animal humide entre le gnome au crâne défoncé que je voyais et subissais au quotidien, et le prédateur traversant l'usine comme un météore. Il réitéra son invitation un matin, lui, parfumé, sucré, propre, net, rose, moi, puant, sale, collant, glaireux, cireux.
L'échange verbal eut lieu sous les regards interrogateurs et dubitatifs, curieux et intéressés. Nouveau refus de ma part, nouveau délai offert par le patron qui avoua n'être pas pressé et ne pas attendre de réponse dans l'instant.
Il y eut de nouveaux jours avec ce qui faisait les huit heures de tous. Certains qui étaient là depuis trente ou quarante ans avaient fini par se fondre dans le paysage, par devenir des morceaux de l'usine, des fragments de la bête qui soufflait toujours autant ses vapeurs méphitiques et ses brumes fades.
Le matériau humain se confondait aux autres, au fer des poutrelles, au bois des palettes, à l'aluminium des cuves, au caillé flasque des fromages, aux mucosités noires qui dégoulinaient sur les murs comme des limaces. Le temps ne passait pas, il reculait même et remontait. Le sable paraissait grimper de l'ampoule inférieure vers l'ampoule supérieure, et cette rétroversion de la durée infligeait au corps une irréfutable régression.
La physiologie des chairs poussées là comme des plantes vénéneuses au milieu d'une serre où l'on cultivait des végétations lactées, la viande tuméfiée huit heures par jour, cinq jours sur sept, onze mois sur douze pendant plus de quarante années, le système nerveux en sommeil pour le cortex, en éveil pour le cerveau reptilien, l'influx contenu dans des gaines où des milliards de fois l'énergie passe, dirigée vers les mouvements de l'entreprise, tout disait le corps politique, la physiologie dressée sur le mode politique.
Puis, un jour sans importance, la pendule allait marquer onze heures, je ne sais plus pourquoi, mais je n'ai pas supporté les vexations du trépané. La remarque fut certainement bénigne, mais dite sur le ton qui justifiait qu'on ne l'accepte pas. Au milieu du vacarme, de l'humidité, de la sueur, coincé dans la chaîne, mon travail dépendant du précédant, mais celui du suivant n'étant rendu possible que par le mien, je me rebellai.
J'arrêtai de travailler et regardai le contremaître qui vociféra de plus belle. Les cuves s'entassaient autour de moi, l'accumulation en amont s'accompagnait d'un manque de matière à travailler en aval. La chaîne tournait à vide. Ses cris se firent de plus en plus hystériques. Je quittai mon poste et me dirigeai vers lui, décide, lentement renais décidé, mon regard s'emparant du sien. Le silence se fit, il hurla, je criai plus fort que lui.
Je fus peut-être insultant, je l'ignore aujourd'hui, mais je me souviens lui savoir dit du plus fort que j'ai pu combien ils me répugnaient, lui et son pouvoir minable. La chaîne avait été arrêtée dans l'urgence par une ouvrière, terrifiée. Seuls demeuraient un bruit de moteur à vide et ce silence de tous que je n'oublierai jamais. Tous les regards étaient braqués sur ces deux bêtes qui se faisaient face. Après mon torrent de colère, je pris mon calot, défis mon tablier et lui fourguai le tout dans les bras.
Je n'ai plus aucun souvenir de la façon dont je me suis retrouvé dehors, dans l'état d'esprit du petit enfant que j'avais été et qui eut soudain l'impression d'en avoir fini avec un cauchemar en laissant l'animal souffler derrière lui, dans son dos. J'ai oublié, aussi, le détail de mon retour chez mes parents, de la lumière, du soleil dans le village, des carcasses de vélos accrochées sous le hangar. Je n'ai plus souvenance du bruit de ma respiration, alors, ni de celui que faisait l'aluminium de la timbale sur les murs de l'usine.
J'ai perdu toute mémoire du bruit des maillets de bois qui décoiffaient les bidons, des lents et longs vagissements des ventilateurs, des allées et venues mécaniques des camions et du bras des chauffeurs qui pendait à la portière. Je ne peux me remémorer les odeurs blêmes du lait, les couleurs fades de la crème, la pâleur des rubans de beurre sortis dans les matinées glacées d'hiver, tout gît comme en un cimetière.
Car l'usine est aujourd'hui une friche, un navire échoué, abandonné, déserté, vide depuis son rachat, puis sa liquidation. Monsieur Paul est mort, le contremaître trépané également, par zèle mimétique, peut-être, ou goût du service bien fait et de la domesticité poussée à son paroxysme. Le village n'est pas loin, lui aussi, de sombrer corps et âme.
Déjà, son âme l'a quitté depuis belle lurette. Découpées au chalumeau les anciennes cuves, vendus les clayons, recyclées les machines, mortes aujourd'hui, vraisemblablement éteintes, les souffleries. Le pavé se fendille, le béton s'effrite, le bitume de la cour laisse place à l'herbe, à la végétation.
D'antiques objets rouillés gisent un peu partout. Et seule mon enfance et mon adolescence hantent encore ces lieux-là. Mais ce que je n'oublierai jamais, ce que j'emporterai avec moi dans la tombe et qui sans cesse travaillera mon âme, c'est le regard qu'avaient ceux qui, ce jour où je donnai mon congé, ont assisté à la scène : un mélange d'envie et de désespoir, un désir d'exprimer ce qu'ils ne pouvaient s'offrir le luxe de dire. En écrivant aujourd'hui ce livre que je porte depuis ces années-là, c'est aux yeux vides de ceux qui ne peuvent rendre leur tablier que je pense.
Michel Onfray
"Politique du Rebelle"
Traité de résistance et d'insoumission
Grasset - Paris 1997