lundi 4 juillet 2011

Arthur Schopenhauer (Thèse de doctorat) (1)


Ce texte de jeunesse est présenté par Schopenhauer dans son oeuvre majeure, "Le monde comme volonté et représentation", comme un pré-requis. Il y fait allusion souvent. Expliquant qu'il ne compte pas revenir sur ce qu'il a déjà expliqué ici. Cela prouve a quel point il est conscient et certain d'avoir trouvé une/la vérité

Préface de la seconde édition de 

"DE LA QUADRUPLE RACINE 
DU PRINCIPE DE LA RAISON SUFFISANTE"


Cette dissertation de philosophie élémentaire a paru pour la première fois en 1813, sous forme de thèse pour mon doctorat ; plus tard, elle est devenue le fondement de tout mon système. Aussi faut-il qu'elle ne soit jamais épuisée dans le commerce, comme c'est le cas, à mon insu, depuis quatre ans.

Mais il me semblerait impardonnable de lancer encore une fois dans le monde cette oeuvre de ma jeunesse, avec toutes ses taches et tous ses défauts. Car je songe que le moment ne saurait être bien loin où je ne pourrai plus rien corriger; c'est précisément avec ce moment que commencera la période de ma véritable influence, et je me console par l'espoir que la durée en sera longue; car j'ai foi dans la promesse de Sénèque : «Etiamsi omnibus tecum viventibus silentium livor indixerit, venient qui sine offensa sine gratia judicent» (Ep. 79).

J'ai donc corrigé, autant que faire se pouvait, le présent travail de ma jeunesse, et, vu la brièveté et l'incertitude de la vie, je dois m'estimer particulièrement heureux qu'il m'ait été donné de pouvoir réviser dans ma soixantième année ce que j'avais écrit dans ma vingt-sixième.

J'ai voulu néanmoins être très indulgent pour mon jeune homme et, autant que possible, lui laisser la parole et même lui laisser tout dire. Cependant, quand il avance quelque chose d'inexact ou de superflu, ou bien encore quand il omet ce qu'il y avait de meilleur à dire, j'ai bien été obligé de lui couper la parole, et cela est arrivé assez fréquemment ; tellement, que plus d'un lecteur éprouvera le même sentiment que si un vieillard lisait à haute voix le livre d'un jeune homme, en s'interrompant souvent pour émettre ses propres considérations sur le sujet.

On comprendra facilement qu'un ouvrage ainsi corrigé et après un intervalle aussi long, n'a pu acquérir cette unité et cette homogénéité qui n'appartiennent qu'à ce qui est coulé d'un jet. On sentira déjà dans le style et dans la manière d'exposer une différence si manifeste, que le lecteur doué d'un peu de tact ne sera jamais dans le doute si c'est le jeune ou le vieux qu'il entend parler.

Car, certes, il y a loin du ton doux et modeste du jeune homme qui expose ses idées avec confiance, étant assez-simple pour croire très sérieusement que tous ceux qui s'occupent de philosophie ne poursuivent que la vérité, et qu'en conséquence quiconque travaille à faire progresser celle-ci ne peut qu'être le bien venu auprès d'eux; il y a loin, dis-je, de cet on à la voix décidée, mais parfois aussi quelque peu rude, du vieillard qui a bien dû finir par comprendre dans quelle noble compagnie de chevaliers d'industrie et de plats et serviles courtisans il s'est fourvoyé, et quels sont leurs véritables desseins.

Oui, le lecteur équitable ne saurait me blâmer quand parfois l'indignation me jaillit par tous les pores; le résultat n'a-t-il pas démontré ce qui advient quand, n'ayant à la bouche que la recherche de la vérité, on n'est constamment occupé qu'à deviner les intentions des supérieurs les plus haut placés, et quand aussi, d'autre part, étendant aux grands philosophes le «e quovis ligno fit Mercurius», un lourd charlatan comme Hegel arrive, lui aussi, à passer tout bonnement pour un grand philosophe.

Et, en vérité, la philosophie allemande est couverte aujourd'hui de mépris, bafouée par l'étranger, repoussée du milieu des sciences honnêtes, comme une fille publique qui, pour un vil salaire, s'est donnée hier à celui-là, aujourd'hui à un autre ; les cervelles des savants de la génération actuelle sont désorganisées par les absurdités d'un Hegel : incapables de penser, grossiers et pris de vertige, ils deviennent la proie du vil matérialisme qui a éclos de l'oeuf du basilic. — Bonne chance à eux! — Moi, je retourne à mon sujet.

Il faut donc que le lecteur prenne son parti de la disparité de ton ; car je n'ai pas pu ajouter ici, en supplément séparé, les additions ultérieures, comme je l'ai fait pour mon.grand ouvrage.

Ce qui importe, ce n'est pas que l'on sache ce que j'ai écrit à vingt-six ou à soixante ans, mais que ceux qui veulent s'orienter, se fortifier et voir clair dans les principes fondamentaux de toute philosophie, trouvent, même dans ces quelques feuilles, un opuscule où ils puissent apprendre quelque chose de solide et de vrai : et ce sera le cas, je l'espère.

Par le développement que j'ai donné à certaines parties, l'ouvrage est même devenu une théorie résumée de toutes les facultés de l'intelligence ; cet abrégé, tout en n'ayant pour objet que le principe de la raison, expose la matière par un côté neuf et tout à fait particulier, et trouve ensuite son complément dans le 1er livre de mon ouvrage Le monde comme volonté et représentation, dans les chapitres du 2° volume qui se rapportent à ce sujet, et dans la Critique de la philosophie kantienne.

Arthur SCHOPENHAUER.
Francfort-sur-le-Mein, septembre 1847.


Source : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5400813b